Pékin un an après les JO
Le 26 juillet 2009
(mis à jour le 16 janvier 2012)
Comme il était prévisible, Pékin s’est transformé de fond en comble en dix ans. S’il faut en croire les Pékinois, le mouvement s’est accéléré depuis cinq ans avec les jeux olympiques de 2008. Il ne semble pas se ralentir avec une crise beaucoup moins ressentie qu’en Amérique et en Europe.
Le changement, ce sont d’abord ces tours de verre qui ont poussé partout, notamment dans le quartier de l’ambassade de France, remplaçant aussi bien des quartiers anciens que des HLM maoïstes ou des immeubles des années 80. Plus que leur nombre ou leur hauteur, c’est leur qualité qui surprend : on trouve maintenant, y compris loin du centre, des tours modernes dont le design et les finitions sont au meilleur niveau mondial. Du coup, Pékin perd son air de ville poussiéreuse mal dégrossie et se propulse au nombre des métropoles-phares de la mondialisation avec Shanghai, Dubaï et Singapour. Pour qui regarde ces constructions futuristes, nos tours de la Défense ou celles de Manhattan ont quarante ans ou plus de retard. Par un phénomène de saut technologique assez commun, le dernier parti distance ceux qui s’étaient lancés les premiers dans la course.
Le lieu le plus emblématique de ce nouveau Pékin est sans doute le complexe olympique avec son stade "en nid d'oiseau" et le "cube d'eau" des épreuves aquatiques. Onze mois après les JO, les visiteurs chinois se pressent par milliers pour visiter ces lieux devenus historiques (1). Ordonné autour d’une allée monumentale – une « perspective » au sens soviétique - et entouré d'immeubles immenses, le site impressionne le visiteur les plus blasé. L'architecture est audacieuse et projette avec force l'image d'une Chine moderne, à l'avant garde de l'innovation, sûre d'elle même et de son rang.
Le stade et le cube d'eau ne sont que la partie la plus connue d'un ensemble bien plus vaste. En remontant l'allée monumentale, on longe un hôtel "sept étoiles" (voir l'article un dîner sept étoiles ), le gymnase olympique, un centre de conférences gigantesque, un jardin enterré et une pièce d'eau en forme de dragon. Sous un ciel plombé, la marche sur cette avenue qui paraît sans fin produit une impression d'autant plus forte que les visiteurs se font moins nombreux à mesure que l'on avance. A la fin, je me trouve presque seul sur une avenue piétonne ou un avion se poserait sans peine. Ambition ? Démesure ?
Une autre illustration du saut intervenu depuis dix ans est le métro : il y a dix ans, il se limitait à deux lignes avec des rames des années cinquante. Aujourd’hui, il va presque partout et de nouvelles lignes sont en cours de percement. Les rames sont climatisées, les gares impeccables et les annonces sont faites en chinois et en anglais : on est au niveau de Singapour. Le RER parisien ou le métro de New York font figure en comparaison d’antiquités crasseuses. Pour ne pas être en reste, les autobus ont fait peau neuve. Peu d’étrangers se risquaient, il y a dix ans, dans des bus bondés où des receveurs revêches les morigénaient sans vergogne. Aujourd’hui, les autobus sont neufs, ont la télévision et on paye en effleurant une borne avec sa carte magnétique, comme les Parisiens avec leur passe Navigo.
La circulation automobile s’est bien sûr fortement aggravée. On immatricule aujourd’hui 2 000 voitures neuves par jour à Pékin – vous avez bien lu : 2 000 par jour. - et la barre des 4 millions de voitures a été franchie fin 2009. Cela provoque inévitablement des embouteillages, mais pas autant qu’on aurait pu le craindre. Pékin a aujourd’hui cinq périphériques presque terminés au lieu de trois, de nouvelles autoroutes ont été percées, le métro draine beaucoup de monde et les normes anti-pollution sont désormais les mêmes qu’en Europe : on ne roule pas tellement plus mal qu’il y a dix ans alors que la ville compte aujourd’hui dix millions d’habitants – ou douze, ou davantage, nul ne sait car la population dite flottante, venue des campagnes, est mal recensée.
Les HLM hideux de l’ère maoïste ont été repeints de couleurs vives pour les JO. Le choix de ces couleurs peut prêter à discussion, mais la ville a perdu l’air sinistre qui a longtemps été le sien. Les Hutong – quartiers traditionnels de maisonnettes de briques grises autour de cours carrées – ont évidemment payé un lourd tribut à la modernisation urbaine. On a beaucoup déploré, à juste titre, leur destruction massive à l’approche des jeux, en oubliant combien ils étaient devenus vétustes et malodorants. Là où ils subsistent, une transformation profonde s’est parfois produite. Le plus spectaculaire est sans doute le vieux quartier officiellement protégé et devenu touristique. Restaurants, cafés et marchands de souvenirs s’y sont installés en masse. Les propriétaires n’ont pas lésiné sur les moyens et nombre de ces cafés ne dépareraient pas dans une station française à la mode. Ici, les cartes des restaurants sont au moins bilingues –alors que les cartes en chinois sont la règle en ville -, la musique est branchée, le décor « bourgeois-bohème » et les prix sont presque ceux de Paris. Par rapport au vrai Pékin distant de quelques centaines de mètres, on est sur une autre planète : toute authenticité a disparu d’un quartier que les habitants ont déserté et qui ne vit plus que pour le tourisme. Ailleurs, des rénovations plus discrètes mais non moins radicales sont à l’œuvre : des hutong sont reconstruits de fond en comble avec tout le confort pour les privilégiés, mais du coup ils se barricadent avec des digicodes, équipement impensable il y a peu.
Si spectaculaire que soit la modernisation du paysage urbain, le changement est peut-être avant tout sans les têtes : enivrés de consommation, connectés sur Internet et leurs téléphones dernier cri, entourés de gadgets, voyageant de par le monde, confortés par la propagande dans une vision de la Chine à l’avant garde de la modernité, les Pékinois ont changé. Mieux habillés, au volant de leurs voitures neuves, ils sont globalement devenu plus impatients, parfois arrogants, sûrs d’eux et de leur place dans le monde. Il y a treize ans, on voyait encore les autorités faire venir en ville des montagnes de choux pour nourrir les citadins pendant l’hiver : spectacle d’un autre siècle impensable dans le Pékin post-olympique.
Et pourtant, du passé on ne fait pas table rase, même en Chine.
La meilleure nouvelle de ce retour à Pékin est qu’il subsiste de « vrais » hutong, populaires et encombrés, avec leurs minuscules courettes et leurs arbres qui en font des petits coins de paradis loin des voitures, les vieux assis sur le pas de leur porte qui commentent la vie du quartier. Ces hutong-là, ni détruits ni embourgeoisés (bien que les climatiseurs témoignent de l’enrichissement général), sont plus rares mais on peut encore s’y perdre et se croire vingt ou trente ans en arrière. Quel bonheur !
La rapidité de la mutation urbaine crée des effets de contraste saisissants : des immeubles de luxe poussent à dix mètres de HLM décatis ou de hutong restés dans leur jus. Les nouveaux riches et leurs grosses voitures se fraient alors un chemin entre les pauvres – il en reste – sur leurs vieux vélos. Au cœur-même de la vie moderne avec sa frénésie commerciale, une charrette tirée par un canasson étique, un paysan au teint hâlé qui vend ses pastèques, un restaurateur musulman qui fait cuire ses brochettes sur un petit brasero apportent tout à coup la réminiscence presque proustienne du Pékin pré-olympique. On se prend à rêver que ce Pékin là, l’authentique, pas celui des planificateurs et des touristes, continue d’exister et de faire le lien entre hier et demain.
Retour sur ma promenade olympique : après une demi-heure de marche, on arrive au bout de l'avenue : commence la "forêt olympique", avec une nouvelle pièce d'eau et une colline artificielle qui barre enfin la perspective. Tout s'ordonne alors et la symbolique est forte : l'allée olympique est orientée sud-nord. Elle se situe dans le prolongement exact de l'axe impérial séculaire qui traverse le temple du ciel, la place Tiananmen et la cité interdite. Cet axe, autour duquel tout Pékin s'ordonne, avait été voulu par les empereurs pour symboliser la place de leur palais et de leur capitale au centre du monde et de l'univers. Les nouveaux maîtres de la Chine ont choisi de prolonger cet axe. Les dimensions colossales de l'allée olympique créent le même effet que celles de la cité interdite, délibérément conçue par les Ming pour inspirer la crainte aux mortels admis à y pénétrer. La colline artificielle qui clôt le site olympique apparaît ainsi comme la jumelle de le colline de charbon, qui garde la cité interdite au nord et barre la route des mauvais esprits. Le Pékin olympique prolonge matériellement et spirituellement le Pékin impérial. Pékin a largement détruit son passé mais la ville, dans sa course à la modernité, ne renie pas sa vocation : au centre de la Chine, au centre du monde.
(1) : le nombre de visiteurs a toutefois fortement baissé à l'automne 2009, contraignant les responsables du stade à trouver de nouvelles idées pour attirer ceux-ci; dernière en date, une piste artificielle de ski (cf. l'article de Bruno Philip, "le Monde" daté du 2 janvier 2010, p 20; et l'article de Michael Wines dans le New York Times du 5 février : http://www.nytimes.com/2010/02/07/weekinreview/07wines.html?emc=eta1). La baisse s'est poursuivie en 2010 et 2011, creusant les déficits : voir l'article de Wang Ren dans le China Daily :link http://www.chinadaily.com.cn/cndy/2012-01/16/content_14449959.htm