Pékin-Paris par la route des Indes : une si longue genèse
L'irrésistible attrait des grands espaces ...
Abstract : Travelling overland to India had been our dream for decades, but to no avail because of a turbulent Central Asia. In 1996, we began preparing a Beijing - Paris road trip, but bureaucracies eventually doomed our plan. After several smaller but rewarding jouneys through Europe and Asia, we revisited and expanded our project. Many obstacles stand in the way, not least the customs procedures that make moving a car through Asian borders exceedingly difficult. After years of research and planning, we decided to travel from China to South Asia and then onwards to Europe, using two or more cars. The preparation is now almost complete. We just have to do it.
Nous n’avons pas encore quitté Pékin. Ce sera dans quelques jours. Ce départ, nous le préparons depuis dix-sept ans.
Dix-sept ans pour le voyage routier de Pékin à Paris. Mais la route des Indes, c’est un rêve bien plus vieux encore. Depuis des décennies, cette route mythique, la route 66 des jeunes Européens attirés par l’Inde, fait rêver et a ses classiques : « Kéraban le têtu », voyageur malgré lui autour de la Mer noire [1]; Pierre Loti à travers la Perse en 1900 [2]; « l’usage du monde » de Nicolas Bouvier, modèle s’il en est du récit de voyage [3] ; le Guide du Routard « Moyen Orient Indes » de 1974, écrit par Duval et Gloaguen eux-mêmes, du temps où le « GDR » n’était pas encore un guide commercial comme les autres. Nous en conservons pieusement un exemplaire et relisons ses observations inimitables sur « la route des Zindes » (sic). Début 1979, nous avions acquis le Guide bleu « Iran Afghanistan » - qui mérite aussi d’être relu aujourd’hui – avec le projet d’y partir à l’été et de gagner Kaboul par la fameuse piste du centre, via le minaret de Jâm et Bamiyan. Mais cette année-là, la révolution éclatait en Iran, l’année suivante les Soviétiques entraient en Afghanistan. Le coup était manqué, cette partie de l’Asie se fermait aux voyages pour longtemps. Parti de Grenoble en train, je ne dépassai pas la Jordanie cet été-là. Pour attendre, pour rêver, il n’y avait plus qu’à lire le reportage, autre modèle du genre, de Jean-Claude Guillebaud paru en feuilleton dans « le Monde » le même été [4]. La route des Indes attendrait plus de trente ans mais le grain était semé.
C’est en 1996, à notre arrivée en Chine, que naquit une autre idée, sans lien à l’époque avec ce qui précède : quitter Pékin en fin de séjour non par le vol quotidien d’Air France, ou même par ce Transsibérien que nous ne connaissions pas encore, mais en voiture, tout simplement (croyions nous dans notre innocence).
Comme nous le comprîmes peu à peu, rien n’était simple en fait. Aller de Pékin à Paris ou l’inverse par voie terrestre n’est pas compliqué en soi. C’est seulement beaucoup plus lent et beaucoup plus cher qu’en avion. Par le train, à bicyclette – si l’on a la forme physique – ou en louant des voitures dans chaque pays traversé, c’est relativement simple. Mais en conduisant sa propre voiture, c’est une autre histoire.
Franchir les frontières au volant de sa voiture est en Europe la chose la plus simple qui soit. Dans l’espace Schengen, on ne s’arrête même pas. Ailleurs, un bref contrôle des passeports ralentit à peine le voyage. Mais en Asie, il en va tout différemment. Les douanes opposent des barrières telles que le voyage d’un pays à l’autre en voiture est chose presque inconnue. Il faut disposer d’un sésame bien connu des grands voyageurs, le carnet de passages en douane, et même ainsi, ce n’est pas simple. Les prochains articles risquent de l’illustrer amplement.
Spectacle très rare : une voiture venue d'Europe à Pékin
En Chine, c’est pire. Bien que les Chinois soient redevenus depuis quinze ans des globe-trotters distingués, ce n’est pas en voiture qu’ils quittent leur pays. Croiser une voiture immatriculée à l’étranger sur les routes chinoises est exceptionnel, car la procédure d’importation est longue, compliquée et coûteuse : il fallait jusqu’à cette année rien moins qu’un permis précisant l’itinéraire (cette exigence est désormais en théorie levée), une plaque chinoise temporaire et un guide à plein temps.
Quant à quitter la Chine avec une voiture chinoise, cela relève de la mission impossible. Je n’ai vu des voitures chinoises hors de Chine que deux fois, en 1997 au Baltistan et en 2011, sur les rives du Baïkal [5]. Quand j’ai voulu prendre le volant pour Vladivostok, en 2010, l’équipée s’est arrêtée à la frontière. Les voitures chinoises ne sortent pas de Chine, point.
... en Mongolie intérieure ...
« Pourquoi s’acharner à conduire sa voiture puisqu’il est aisé d’en louer ? » pensera le lecteur de bon sens. La réponse est la suivante : outre la satisfaction symbolique que l’on peut ressentir d’entreprendre un aussi long voyage au volant de sa propre voiture, il faut savoir que la location de voitures sans chauffeur est presque inconnue en Asie, surtout pour parcourir de grandes distances sans revenir au point de départ. Le voyageur est donc condamné à louer des voitures avec chauffeur. Cette solution présente certes de grands avantages pratiques, mais elle ruine un aspect essentiel du voyage : la liberté du voyageur. Si sympathique que soit le chauffeur, il faut composer avec lui toute la journée, le nourrir, lui ménager des repos réguliers, accepter qu’il ne veuille pas emprunter telle ou telle route pour de plus ou moins bonnes raisons. Bref, renoncer à l’indépendance qui fait tout le prix d’un voyage d’aventure. Tel n’est pas notre choix, même si nous devrons sans doute nous y résoudre pour quelques milliers de kilomètres.
La question douanière mise à part, il y a … tout le reste : les visas, les permis d’accès dans les régions fermées au tourisme ordinaire (Tibet, Pamirs …), la mécanique, les déserts, le climat (le Général hiver qui vainquit Napoléon, les étés torrides avec leurs inondations), la santé, la haute altitude, les bandits de grand chemin (il en reste), les fanatiques de diverses obédiences, et surtout les risques de la route, redoutables en Asie et au Moyen Orient et qui peuvent transformer les plus beaux voyages en cauchemar ou en tragédie.
... au Shanxi ...
Pour comprendre tout cela et concevoir un projet de voyage en conséquence, il nous a fallu du temps, beaucoup de temps : 17 ans presque jour pour jour. Petite chronologie :
BJ 212, notre première voiture chinoise
- Septembre 1996 : arrivée à Pékin, commande d’un robuste véhicule 4x4 (Toyota Land Cruiser Prado) capable de traverser l’Asie et de regagner l’Europe à l’issue du séjour ; en attendant (trois mois) que cette voiture arrive, nous louons une rustique Beijing Jeep 212, vénérable tacot décapotable qui nous laissera des souvenirs pittoresques ;
- 1997 : premier voyage en voiture pour quitter la Chine (mais en voiture de location, ce qui simplifie tout) : de Kashgar à Islamabad par la célèbre route du Karakorum ;
- 1999 : choix d’un itinéraire de retour (expliqué plus loin); recherche prolongée d’une agence de voyages à même de nous aider pour obtenir les autorisations nécessaires ; toutes se récusent ; en désespoir de cause, nous sollicitons nous mêmes cette autorisation : le refus est sans appel ; c’est l’échec : le rêve s’effondre, il faut quitter la Chine en avion ; mais en citant le Général McArthur : « je reviendrai ! » ;
- 2000 : 3 000 km sur les routes turques, que nous aurions dû emprunter un an plus tôt si notre projet avait abouti ;
- 2001 : en voiture de Paris en Istrie et retour : c’est modeste, mais c’est le début (ou la fin, dans l’autre sens) de la route des Indes ;
- 2002 : voyage au Sikkim (Inde), qui nous conduit aux portes du Tibet ; puis, réalisant un morceau de ce qui aurait pu être le voyage de 1999, nous parcourons en jeep ce qui est peut-être la plus belle partie du périple avorté : d’Osh (Kirghizstan) à Douchanbé (Tadjikistan), puis Samarcande, Boukhara et Kiva (Ouzbékistan) par la route des Pamirs, l’ancienne route stratégique M41 de l’URSS qui longe les frontière chinoise et afghane ; voyage inoubliable dans ce Gorno Badakchan tadjik où personne ne va, dans la solitude sauvage des Pamirs puis le long de l’Amou Darya ;
- 2006 : voyages à Kinnaur, Spiti [6] et au Ladakh, en Inde sur les marches du Tibet ; nombreuses péripéties, souvenirs à nouveau inoubliables, mais nous restons (de peu) hors du sol chinois ;
- 2006 – 2007 : plusieurs petits voyages avec des tronçons en voiture dans les Balkans (Croatie, Monténégro, Serbie, Kosovo, Macédoine) et en Grèce, qui sont aussi sur l’itinéraire Pékin-Paris ;
- 2007 – 2008 : l’un de nos enfants nous ouvre la voie : il parcourt la route du Karakorum, puis visite l’Iran les rollers aux pieds ; les péripéties se succèdent, les parents se rongent, mais tout finit bien ;
- 2009 : deuxième arrivée à Pékin ; instruits par l’expérience, nous n’achetons pas de voiture mais en louons une à l’année, dans l’espoir que les voitures de location passeront les frontières mieux que les autres;
- juillet 2010 : tentative de quitter la Chine au volant pour Vladivostok ; c’est l’échec, la frontière sino-russe est fermée aux voitures particulières [7]; il faut se résoudre à rester en Chine et à regagner Pékin en longeant (longuement) la Corée du nord ;
... dans le Transmongolien, au sud d'Oulan Bator ...
- juillet 2011 : Paimpol – Pékin en train, Transsibérien puis Transmongolien; c’est tout simple en train, même s’il faut six bonnes heures pour franchir la plus lente des frontières (la russo-mongole) ;
- été 2012 : en voiture le long du Fleuve jaune, 9000 km aller retour qui nous emmènent au beau milieu du plateau tibétain; autre voyage superbe, mais finalement tout simple lui aussi puisqu’il se déroule en totalité en Chine ;
- fin 2012, début 2013 : longues recherches, avec le soutien de plusieurs collègues et amis diplomates, policiers, douaniers – qu’ils en soient ici vivement remerciés – pour tenter de trouver une solution aux obstacles qui nous bloquent depuis plus de seize ans ; nous devenons – presque – des spécialistes : carnet ATA, importation temporaire, carnet de passages en douane ont de moins en moins de secrets pour nous ; quand nous entrevoyons enfin une possibilité de quitter la Chine avec notre voiture chinoise, c’est pour découvrir qu’il sera impossible de faire entrer celle-ci en Inde, dont les procédures et les exigences douanières ne sont pas compatibles.
Car nos projets ont changé au fil des ans. En 1999, disposant de quelque six semaines, nous avions choisi l’itinéraire suivant : Pékin – Xi’an – Urumqi – Kashgar – col du Torugart (sortie Chine) – Bichkek (Kirghizstan) - vallée de la Ferghana – Tachkent (Ouzbékistan) – Samarcande – Achkhabad (Turkménistan) – Machhad (Iran) – Téhéran – Tabriz – Van (Turquie) – Erzurum – Ankara – Istanbul – Paris.
Au fil des ans, nos projets ont changé et gagné en ambition. Nous avons décidé de consacrer plusieurs mois à ce voyage, ce qui autorise un itinéraire plus long. Nous avons envisagé pas moins de huit routes possibles sans compter les variantes: la plus au nord par la Sibérie, la plus au sud, par Singapour, ce qui n’est pas une route très directe, on en conviendra.
Finalement, en février 2013, après des mois de recherches et de réflexion, nous avons arrêté les grandes lignes de ce voyage : de Chine, gagner l’Inde malgré les difficultés (les deux pays sont voisins mais leur frontière est fermée aux étrangers tiers), visiter cette Inde que nous connaissons peu, puis mettre le cap vers l’Europe par cette route des Indes rêvée depuis l‘adolescence. Depuis l’époque héroïque relatée plus haut, la géopolitique a fait son œuvre et il faut désormais compter avec la guerre en Afghanistan, un Baloutchistan en effervescence, les Taliban et les narcotrafiquants, un Iran toujours compliqué, un Moyen Orient en tumulte. Mais cette route est celle de tous nos rêves. Nous passerons !
Ayant choisi la route des Indes, la méthode s’est imposée : impossible de faire entrer notre voiture chinoise en Inde. Il faudra donc la laisser en Chine, rejoindre l’Inde comme nous pourrons et y retrouver notre voiture française préalablement envoyée par bateau pour poursuivre le voyage. Compliqué certes, mais nous n’avons pas trouvé mieux.
... au Qinghai ...
Notre projet ainsi redéfini, il ne restait plus qu’un marathon préparatoire de quelques mois, phase finale de cette maturation de 17 ans : préparer nos deux voitures, la française et la chinoise, expédier nos effets de Pékin à Paris, demander les premiers visas. Comme de juste, c’est la préparation de la voiture française qui a donné le plus de tracas : il a fallu aller la chercher à la ferme de Tournebœuf, en Seine et Marne, où elle était en gardiennage depuis quatre ans, la remettre entièrement en état, car une voiture immobile pendant des années se dégrade, se procurer le fameux carnet de passages, trouver un bateau pour la faire voguer vers les Indes (ce ne fut pas aisé). Et encore : les vaccins, la pharmacie, les bagages, la documentation, un minimum de matériel photo et informatique …
Les semaines qui précèdent le départ ne sont pas les plus simples. Tout en travaillant jusqu’au dernier moment, il faut démonter l’installation, certes très simple, qui fut la nôtre à Pékin pendant quatre ans, prendre congé de la famille et des amis et achever les derniers préparatifs. Lorsqu’approche le moment tant attendu, l’enthousiasme de l’aventure enfin toute proche se mêle d’interrogations inévitables sur les aléas et les dangers du voyage, comme Jules Verne les décrivait très justement dans « cinq semaines en ballon » [10]. On a essayé des années durant de tout prévoir, mais il reste ce que l’on ne prévoit pas. Irons nous jusqu’au bout de l’aventure et sans casse ?
Le 5 septembre, notre jour J, arrive enfin. Nous n'avons guère dormi mais la pluie de la nuit a nettoyé le ciel et la pollution de Pékin. Il fait frais, pour la première fois depuis des mois, sous un grand ciel bleu, bien inhabituel ici. Après une grande séance d'emballage de nos volumineux bagages, nous quittons la rue Liangmaqiao à 11 h 05. C'est parti !
[1] : Jules Verne, « Kéraban le têtu », roman paru en 1883.
[2] : Pierre Loti, « Voyages 1872-1913 », Robert Laffont, collection « Bouquins ».
[3] : Droz, Genève, 1963, réédité plusieurs fois depuis.
[4] : « Un voyage vers l’Asie », édité ensuite au Seuil (collection Points, 1980).
[5] : le Baltistan est la région du Pakistan (revendiquée par l’Inde) qui jouxte la Chine ; sur la rencontre au bord du Baïkal, voir Paimpol – Pékin : journal du rail (juillet 2011) , dixième jour.
[6] : voir notre article (difficile à trouver il est vrai) : « Kinnaur et Spiti, par l'Hindustan Tibet Road », paru dans la Géographie (revue de la Société de géographie), n° 1521, juin 2006, pp 83-89.
[7] : voir Journal de Mandchourie (été 2010) , sixième jour.
... sur les traces de nos héros.