Bombay : le chaos est notre paradis
Abstract : Mumbai – or Bombay, as it is still widely known despite its official renaming in 1996 – is an impossible city. Contrasts between affluence and abject misery, between serene beauty and sordid ugliness are to be found in every South Asian city, but Mumbai magnifies them because of its tortured history and geography. Space is so scarce here that luxury and squalor collide at every turn. The city is an explosive mix prone to violent outbursts. Yet its people, even the slum dwellers, love it and can hardly imagine leaving it. With all its failings, Mumbai has been aptly described as “paradise in chaos”.
Bombay est une ville impossible. Impossible à comprendre, tant son histoire et sa géographie sont torturées. Impossible à vivre, tant les contrastes et les contraintes sont forts : toutes les villes d’Asie du sud connaissent des contrastes forts entre richesse et misère, mais ceux-ci sont accentués ici, portés au paroxysme par l’ampleur de l’une et de l’autre et par une géographie qui comprime les uns contre les autres au delà de toute mesure. Impossible, ou du moins difficile à parcourir, pour les mêmes raisons. Impossible à gérer, même si beaucoup de citadins reprochent aux politiciens locaux de ne pas essayer sérieusement. Et malgré tout cela, impossible de ne pas aimer cette Bombay – Mumbai de fureur et de tendresse [1], si l’on nous permet d’anticiper sur notre conclusion.
Il est tentant, pour commencer à découvrir, de partir de la « porte de l’Inde » - achevée en 1924 pour commémorer la visite, en 1911, du Roi George V. A l‘époque coloniale, les vice-rois des Indes arrivaient en bateau par le port de Bombay. Mais les Indiens ont beau jeu de faire observer qu’il ne s’agit que d’un bref codicille de leur histoire : pendant des millénaires, les conquérants qui avaient déferlé sur l’Inde – et que l’Inde avait largement indianisés en retour – n’arrivaient pas par bateau mais par la terre. La vraie porte des Indes était alors la passe de Khyber, à la frontière afghane. Et, vingt-trois ans après son achèvement, les soldats britanniques défilaient à nouveau sous la porte de l’Inde, mais cette fois dans l’autre sens : ils partaient, leur Empire était révolu.
Passés la porte de l’Inde et le célèbre hôtel Taj Mahal, qui faillit disparaître avec la sanglante prise d’otages de 2008, le visiteur découvre le cœur du Bombay colonial. Le quartier est spectaculaire avec un mariage unique au monde de styles victorien, gothique, hindou et islamique. La Haute Cour, l’ex musée du Prince Galles (photo ci-contre), la bibliothèque Sassoon (du nom de ces Juifs de Bagdad célèbres dans toute l’Asie), la gare centrale … Débauche de monuments, régal pour le visiteur. Nous avons particulièrement aimé l’ex-musée Victoria et Albert, petit bâtiment construit en 1879 et remarquablement restauré.
Là tout n’est que désordre et beauté, luxe (si l’on n’y regarde pas de trop près), calme (relatif) et volupté (assurée). « Désordre et beauté », car on chercherait en vain, même au centre historique, un plan d’urbanisme : érigée sur sept îles réunies de bric et de broc avant de s’étendre sur le continent, avec beaucoup de terrain gagné sur la mer d’Oman au fil des ans, Bombay n’est pas une ville d’urbaniste. L’un d’eux voulut créer, plus à l’est, un « nouveau Bombay » pour désenclaver et rendre viable le centre : son projet est, sinon resté lettre morte, du moins largement inachevé.
Au chapitre des beaux quartiers, on citera aussi celui de Marine Drive, l’avenue en bord de mer (en fait gagnée sur la mer), face à l’ouest. C’est le « Miami de Bombay », avec des centaines d’immeubles art-déco qui se colorent de rose au soleil couchant, quand les citadins aisés viennent se promener sur le front de mer comme sur une promenade des Anglais (sans Anglais de nos jours). Le quartier est beau, il est riche, il est propre. Seuls quelques mendiants, beaucoup moins qu’ailleurs, viennent rappeler, mais à peine, les dures réalités de la ville indienne.
De l’autre côté de la rade, c’est Malabar Hill et ses belles demeures entassées les unes sur les autres qui dominent la baie. Les grandes fortunes de l’Inde habitent là, le mètre carré est le plus cher du pays sinon du monde.
Un jardin privé au sud de Bombay
Changement complet de décor à 10 km de là : enserré entre des avenues et deux voies ferrées, Dharavi est le bidonville le plus connu de Bombay, même s’il ne compte « que » 1 million d’habitants, alors que 55 % de la population urbaine (soit 8 à 10 millions d’âmes) vivent dans des bidonvilles (« slums » , un terme que les habitants préfèrent éviter, surtout depuis le film de Danny Boyle « Slumdog millionnaire » auquel ils reprochent d’avoir déformé la réalité et répandu des stéréotypes négatifs). On ne saurait parler de banlieue, car Dharavi est au cœur géographique du Bombay d’aujourd’hui.
Certes, Dharavi est rude avec son million d’habitants sur 200 hectares. On y vit dans une promiscuité totale, à raison d’une famille pour 10 m², avec des ruelles dont les plus étroites ne laissent passer qu’un piéton courbé en deux dans l’obscurité. On y vit sans aucun confort : ni mobilier – où le caser ? – ni sanitaires autres que collectifs. On vit à Dharavi, on y meurt (les processions funéraires se fraient un passage vers les bûchers au son des cymbales) et on y travaille, car toute une industrie tourne ici à plein : le recyclage du plastique, impressionnant par son organisation et le découpage minutieux des tâches, celui de l’aluminium, très toxique, le travail du cuir, les ateliers textiles, la poterie (aux mains d’une communauté du Gujarat qui fait venir la glaise par camions), la fabrication de biscuits et de galettes pour les restaurants.
Bidonville proche (mais distinct) de Dharavi
Se loger est cher à Dharavi aux regard des revenus locaux : une chambre de 10 m² se loue 2 000 Rs par mois (25 €), une maison de deux chambres se vend 1,3 à 1,4 million de Rs (17 000 € ). Il faut en plus payer l’eau, fournie trois ou quatre heures par jour, et l’électricité. Ces logis peu reluisants ne sont pas à la portée des plus pauvres. Habiter un bidonville est déjà un luxe. Les ouvriers qui travaillent ici, dont les salaires mensuels sont de 3 ou 4 000 Rs, ne peuvent s’y offrir une chambre et dorment dans leurs ateliers. Les plus misérables dorment sur les trottoirs de la ville (hors de Dharavi), sans eau, électricité ni sanitaires.
Le «plus grand bidonville d’Asie», comme il est parfois décrit ou décrié, n’est ni triste, ni déprimant. Il y règne, assurent ceux qui le connaissent bien, un esprit de communauté et d’entraide, voire une vraie fierté même si hindous et musulmans vivent séparés depuis les émeutes d’il y a vingt ans. Comme tout le monde se connaît, la criminalité est basse et les habitants bénéficient de services publics et de l’aide d’ONG. Beaucoup vivent ici depuis des générations et ne souhaitent pas quitter Dharavi même quand on le leur propose. Dès que la largeur de la rue le permet, les enfants en font un terrain cricket, cette passion nationale, « la seconde religion de l’Inde ». On joue au cricket partout, des plus belles pelouses prévues pour cet usage aux plages et aux rues des bidonvilles.
Immeuble de Colaba au soleil couchant
Bombay a ses logements sociaux. Certains ont été construits à l’initiative de la municipalité pour reloger les habitants des bidonvilles. On ne peut guère parler de succès. Mal construits, rongés par la mousson, ils sont encore plus laids que les HLM de Pékin, sauf peut-être la nuit, lorsque les lumières de couleur leur confèrent une sorte de beauté. Leurs détracteurs leur reprochent de plus leur anonymat : les occupants s’ignorent, à l’opposé de l’esprit de famille ou de village qui peut prévaloir dans les bidonvilles.
Outre les beaux quartiers et Dharavi, il y a … tout le reste. Faute de place, tout est ici comprimé, comme dans ces jungles équatoriales où des essences de toutes les tailles luttent pour le sol et la survie. Les immeubles résidentiels s’entassent les uns contre les autres, avec des problèmes de parkings insolubles pour leurs belles voitures. A leurs pieds, dans les interstices, les bidonvilles se sont insinués et les tas d’ordures aussi. A Malabar Hill, le quartier chic cité plus haut, un bidonville s’est approprié la mince langue de terre entre les immeubles de luxe et la mer.
Les plus pauvres des pauvres habitent la rue
Et, reproduisant le schéma de Dharavi, il y a les plus pauvres des pauvres, ceux pour lesquels le bidonville est inaccessible : on les trouve sur les trottoirs, protégés au mieux du soleil (pas toujours) par un bout de tissu, sans accès à rien : pas d’électricité (sauf si on arrive à en chiper un peu par un branchement de fortune), pas d’eau propre, pas de toilettes de sorte qu’il faut se soulager où l’on peut … Les ordures sont peu et mal ramassées (il est souvent reproché aux édiles locaux de ne guère s’en soucier), les eaux usées sont peu traitées de sorte que les rivières deviennent des cloaques et que des odeurs putrides envahissent jusqu’aux grands hôtels de Juhu. Curieusement, Dharavi est propre et , sauf près des décharges, ne sent pas.
Se déplacer dans une ville aussi dense relève de la gageure. Les riches ont leurs voitures climatisées mais ils n’échappent pas à des heures d’embouteillage pendant lesquels ils n’ont de ressource que de pianoter sur leurs smartphones. Ce faisant, ils rejoignent sinon les pauvres, du moins la masse des citadins qui font de même dans les transports urbains. Car Bombay dispose d’un réseau de transports publics vétuste mais étonnamment efficace. Les autobus, anciens, se fraient un chemin au milieu des voitures particulières et de milliers de minuscules taxis noirs et jaunes, copies locales d’anciennes Fiat des années 50 (les tricycles motorisés leur font concurrence, mais seulement dans les faubourgs où ils sont autorisés).
Les trains de banlieue permettent, pour 5 à 15 Rs (6 à 19 centimes d’euros), de traverser la ville du nord au sud. Ils sont sans luxe, roulent portes ouvertes et peuvent être chargés jusqu’à la folie, d’où de nombreux accidents, mais comportent une première classe (beaucoup plus chère) et des compartiments pour dames, pour protéger celles-ci d’assiduités non désirées. Les grandes gares, rebaptisées officiellement mais toujours connues dans les faits sous leurs vieux noms anglais (Victoria, Churchgate) sont prises d’assaut aux heures de pointe par une marée humaine. Pour certaines correspondances, les citadins affirment qu’il suffit de se placer devant la porte du train et de se laisser pousser. L’auteur de ces lignes a essayé : ça marche mais c’est brutal.
Ville d’industrie et de finance, Bombay n’est pas une ville sainte mais c’est une ville fervente. Les sanctuaires de tous les cultes sont partout. Un jour ordinaire, le temple de Mahalaxmi – déesse de la richesse – et la mosquée Haji Ali (voir photo ci-dessus) se font face en bord de mer, tous deux attirant de longues files de dévots. Les religions minoritaires ne sont pas en reste : nous avons visité la cathédrale Saint Thomas (l’apôtre est réputé avoir fini sa vie en Inde) et la synagogue, sévèrement gardée.
Qu’une fête survienne et le flot des fidèles grossit en une marée humaine : le 8 novembre, les Hindous affluaient par centaines de milliers vers la plage de Juhu, causant l’embouteillage qu’on imagine, pour y passer toute la nuit jusqu’au soleil levant. Ici les religions voisinent mais ne s’aiment guère, chacun vit sa croyance. « Avec les musulmans, nous dit un jeune Hindou, nous nous entendons très bien pour tout, sauf pour le mariage ». Les émeutes meurtrières de 1992-93 restent dans les mémoires. Les barrières sont strictes entre castes (chez les hindous) et a fortiori entre les religions. Rares sont les couples qui bravent la pression sociale et ceux qui l’osent finissent parfois tragiquement.
On l ‘a compris, Bombay est fascinante, Bombay est fatigante. Ville impossible où cohabitent les milieux, les ethnies, les religions, elle dégage une fureur de vivre, une rage de survivre qui émerveillent le visiteur et l’épuisent. Métropole dont les faubourgs explosent mais dont le centre implose, a-t-il été dit. Ville dure aux pauvres mais attachante même pour ses pauvres. Ville qui continue d’attirer alors qu’elle devrait faire fuir.
Un lieu intéressant pour comprendre l’incompréhensible est le « mur de Bombay » : inspirés des graffitis du mur de Berlin, des artistes professionnels et amateurs ont peint des centaines de graffitis sur un mur séparant une avenue d’une voie ferrée, sur le flanc ouest de Dharavi. Ce « mur de Bombay » est désormais à l’abandon, mais les graffitis qui demeurent en disent long sur les espoirs, les demandes et les aspirations des jeunes citadins : une ville plus propre, plus écologique, plus sûre (notamment pour les femmes) et moins corrompue. Les dessins illustrent la jungle urbaine et toutes les tensions qui s’y font jour, mais aussi les espoirs et les rêves – les deux mots reviennent souvent - de la jeunesse de Bombay. Notre préféré est celui d’un certain Apurva Niyati Shruti : «Chaos is our Paradise». Nous l’avons mis en tête du présent article.
Dans le parc Kamal Nehru, à Malabar Hill
- Vous pouvez aussi consulter le journal quotidien de notre voyage jusqu'à Bombay (avec une carte de notre itinéraire) : Journal Pékin Paris (2013-2014) : 3.1 - en Inde
- Ainsi que nos photos d'Inde :
Pekin-Paris-3A-Inde
[1] : pour reprendre le titre du numéro hors série n° 119 de la revue « Autrement » (collection « Monde », mars 2000) dirigé par Raïssa Brégeat-Padamsee et Gérard Heuzé. Ce numéro reste éclairant plus de treize ans après sa parution.