Une vie sous cloche
Hanoi, le 7 juin 1983
Le vietnamien est une langue impossible. Principalement à cause de ses six tons : chaque syllabe peut avoir jusqu’à six significations suivant l’intonation avec laquelle on la prononce. Faute de « chanter » correctement la phrase, on s’expose soit à ne pas être compris, soit à être ridicule, soit à être grossier malgré soi. Il faut ajouter que le Vietnam n’a pas encore adopté la méthode audiovisuelle. Notre professeur, qui suit comme il se doit la méthode officielle, enseigne avec méthode la grammaire vietnamienne. Très intéressant sur le plan de la linguistique ; nettement moins lorsqu’il s’agit de se débrouiller dans la rue.
Le Père Alexandre de Rhodes (1591 - 1660), missionnaire qui joua un rôle clef dans la mise au point du quốc ngữ , translittération de la langue vietnamienne dans l'alphabet latin.
L’essentiel n’est cependant pas là. La cause véritable de nos difficultés linguistiques est le manque de pratique. Et cette pratique insuffisante s’explique simplement : à l’exception du personnel vietnamien de l’ambassade et de nos interlocuteurs officiels, tous francophones, il est interdit aux Vietnamiens de parler aux étrangers et à ceux-ci de parler aux Vietnamiens. La seconde règle est assez formelle : que risque le diplomate, protégé par son immunité ? La première, par contre, est stricte : la police veille, la délation est le devoir des bons citoyens et les Vietnamiens savent ce qu’ils risquent s’ils viennent à nous approcher. Il est, à plus forte raison, interdit d’inviter des Vietnamiens chez soi, sauf à obtenir l’autorisation du département du Protocole, qu’il faut solliciter par la voie diplomatique. En ce cas ils viennent toujours en groupe. Et, à vingt-et-une heures, le chef se lève et ils partent comme un seul homme.
Tel est, sans doute, le principal point noir de la vie au Vietnam (ou du moins à Hanoi – il paraît qu’au sud, on trouve des accommodements) : la coupure complète avec les Vietnamiens. Nous vivons dans ce pays mais complètement à l’écart de la population, ce qui nous rend entièrement dépendants de l’information officielle. C’est souvent bien désagréable.
Les causes de cet ostracisme sont diverses. Souvenir des années de guerre et crainte de « la guerre de sabotage multiforme de l’ennemi » (chinois bien entendu), avec la hantise de l’espionnage que cela implique. Désir, aussi, de couper la société vietnamienne de l’extérieur, afin de préserver le monopole de l’information officielle et de prévenir les revendications qui ne manqueraient pas d’apparaître si les simples citoyens pouvaient se faire une idée de la vie ailleurs. Suspicion omniprésente d’une administration et d’une police qui cumulent les traits éternels du communisme et l’héritage confucéen. Réflexe, au total, d’une société figée et fermée sur elle-même, qui ressent l’étranger comme une menace potentielle.
Les échappatoires, dans ces conditions, sont limitées. Quelques mots, échangés dans la rue, avec un vieillard francophone et francophile. Soirées passées dans les petits restaurants ou dans les cafés de la capitale, où l’on rencontre parfois quelqu’un d’assez imprudent, ou d’assez haut placé, pour discuter le coup. Contacts avec les commerçants. Mais les autorités ont lancé, le 26 avril, une campagne d’élimination des « actes négatifs » dans le commerce et la distribution. Comme par hasard, ce sont les commerces et les restaurants que nous avons coutume de fréquenter qui ont dû fermer les premiers. Il reste heureusement la campagne où les autorités ferment les yeux ; j’ai même pu y assister à un mariage, chose impensable à Hanoi.
Cet isolement n’en demeure pas moins un aspect bizarre, et assez déprimant, de la vie au Vietnam. Il explique que le corps diplomatique vive, encore plus qu’ailleurs, en vase clos. Les Vietnamiens semblent s’ingénier à traiter presque en ennemis les gens les moins mal disposés au départ à leur égard. La mauvaise réputation de leur pays à l‘étranger n’est pas sans lien avec cette attitude 1.
1 : Pour mettre les choses en perspective, on peut néanmoins rappeler que le même principe qui consistait à tenir les étrangers, particulièrement les diplomates, coupés de la population locale, s’appliquait aussi en U.R.S.S., dans les pays du bloc soviétique et en Chine, même s’il était appliqué avec une rigueur inégale suivant les pays et les époques (note insérée en 2022).