Retour au nord
Hanoi, le 11 octobre 1983
Retour au nord. En deux heures de vol et une heure de route, on change plusieurs fois de décor. Du coup, on revoit les huit mois passés ici comme une suite de clichés qui défilent. Ils sont si différents les uns des autres qu’on mesure l’ampleur des contrastes du pays, donc la difficulté de comprendre celui-ci et le risque des jugements sommaires.
Départ du Consulat général. La voiture traverse Ho Chi Minh Ville. La grande métropole vit toujours mais elle vit mal, refusant tout entière le régime qui lui est imposé. Ho Chi Minh Ville et Saigon … Plus d’un journaliste, voyant cela, disserte sur l’allergie profonde des Vietnamiens à leu régime. Ce faisant, ils généralisent le cas des Saigonnais. Malgré ses quatre millions d’habitants, Ho Chi Minh Ville est un microcosme.
La base aéonavale de Tan Son Nhut construite par la France en 1930 (photo Mémorial national des marins)
Tan Sơn Nhút, l’aéroport. Vaste base américaine, aujourd’hui déserte : imaginez Orly, jonché d’épaves, où le trafic serait réduit à trois coucous par jour. Dans le salon d’honneur, le mobilier porte encore les impacts des balles. Le jeudi, c’est le pandémonium : le vol d’Air France part et, pour trois-cents personnes, c’est la fin d’un long parcours d’obstacles [1]. Depuis le matin, elles sont minutieusement fouillées, car elles ne doivent rien emporter. Des centaines de familles sont là pour leur dire au revoir. Spectacle étonnant, qui en dit long sur le refus du système … mais presque tous les partants viennent d’Ho Chi Minh Ville. Encore un aspect du microcosme.
[1] : Ces trois-cents personnes, capacité du Boeing 747 Combi d’Air France rempli au maximum voire un peu plus, étaient des Vietnamiens, souvent mais pas toujours d’origine chinoise, autorisés à émigrer légalement et quittant le pays par avion, dans le cadre du « programme de départs ordonnés ». Souvent pour rejoindre aux Etats-Unis ou en France des proches qui avaient antérieurement quitté le pays illégalement, des boat people. Comme déjà indiqué, le vol hebdomadaire d’Air France était le seul reliant Ho Chi Minh Ville à un pays non communiste. Les personnes émigrant vers les Etats-Unis quittaient le vol à l’escale de Bangkok (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).
Aujourd’hui, l’aéroport est calme. Ce sont des cadres et des militaires qui vont ou rentrent à Hanoi. Ces hommes, qui font peur à toute l’Asie, sont des paysans en haillons, presque nu-pieds [2]. Ils sont chargés d’une théorie de bagages : des fruits, des légumes, une bouilloire, des jouets, une pile d’assiettes. Tous sont encombrés de ces pauvres richesses, qui font tant défaut à Hanoi. On devine les sentiments que les Saigonnais, citadins bien habillés, portent à ces paysans qui les dominent.
[2] : Chaussés en fait de sandales de caoutchouc taillées dans d’anciens pneus, couramment portées à l’époque par les militaires et les cadres civils vietnamiens.
Un Tupolev 134, appareil fréquemment emprunté en 1983 entre Ho Chi Minh Ville et Hanoi (photo Wikimedia). On pouvait aussi empunter des appareils à hélices : Ilyouchine 18, Yakovlev 40.
Décollage. Mon voisin, cadre à lunettes, lit un article qui explique combien les Soviétiques ont eu raison d’abattre l’ « avion espion sud-coréen » dépêché par la CIA [3]. Je songe à mon bonheur de voyager, malgré l’inconfort, sur un avion communiste : au moins, on ne risque rien de ce côté-là.
[3] : Le 1er septembre 1983, le Boeing 747 assurant le vol Korean Air Lines 007 reliant New York à Séoul dévia de sa route au dessus du Pacifique et fut abattu par la défense aérienne soviétique dans une partie de l’espace aérien de l’U.R.S.S. interdite aux compagnies aériennes étrangères, à proximité de l’île de Sakhaline. Il y eut 269 morts et aucun survivant. L’affaire eut un retentissement considérable. L’enquête de l’O.A.C.I. a conclu à l’époque que l’appareil avait dévié de sa route par erreur mais la thèse d’un survol délibéré de l’espace aérien soviétique à des fins de renseignement (« l’avion espion sud-coréen dépêché par la CIA ») a été maintes fois évoquée.
Déjà, les hauts-plateaux défilent : Ban Me Thuôt, Pleiku, Kontum. Vastes étendues de forêt, à peu près désertes. L’hôtesse apporte le « déjeuner » : un pain, une banane et une tasse de thé tiède. Au bout d’une heure on survole la baie de Tourane, toujours aussi belle, et le col des nuages [4]. Puis c’est la mer, en vue de la côte d’Annam, pauvre et dépeuplée, toute en longueur. On voit la route mandarine. Ces quinze-cents kilomètres d’Annam expliquent beaucoup de choses. Le Vietnam, c’est toujours « deux paniers de riz reliés par un long bâton » [5]. Peut-on s’étonner que le nord et le sud vivent à des rythmes différents ? Et, à la géographie, s’ajoute le poids de l’histoire.
[4] : Région visitée au mois d’août, voir lettre la route mandarine 2/2 du 31 août. Tourane est l’ancienne appellation de la ville de Danang.
[5] : Description imagée classique du Vietnam par les Vietnamiens eux-mêmes, apparemment de longue date. Voir par exemple La colonisation du Vietnam et le colonialisme vietnamien de Thanh. H Vuong, in Etudes internationales, volume 18 nr 3, 1987, p 548.
Descente sur le Tonkin. Terre plate et gorgée d’eau, sur fond de montagnes, coupée en deux par le Fleuve rouge, qui mérite bien son nom. Décor bien différent des plaines du sud : finis la route goudronnée, la tôle ondulée et les palmiers. Nous sommes ici sur les marches de l’Asie du sud-est, presque en Chine. Vert intense des rizières avant la moisson, villages de paillotes basses qui disparaissent sous les bosquets de bambous. Un rayon de soleil vient après la pluie et le spectacle est magnifique. On survole Hanoi et ses lacs, puis encore des rizières où l’on voit les buffles qui peinent et les chapeaux coniques qui s’affairent. Terre rude, rythmes d’un autre âge. C’est ici, au Tonkin et au Nord-Annam, qu’est né ce nationalisme qui a fait reculer la France, puis l’Amérique. C’est d’ici que viennent les jeunes paysans-soldats qui tiennent en échec un milliard de Chinois et se battent au Cambodge. L’avion se pose à Noi Bai au milieu les Mig car l’aéroport est aussi militaire ; au milieu des buffles qui paissent car aucune place ne peut être perdue.
Noi Bai, aéroport civil et base aérienne (photo Wikipedia). Les vols civils devaient parfois attendre de longues minutes le décollage des escadrilles.
Après une protestation énergique (les caisses de vivres que je destinais à l’Ambassade ont été ouvertes et pillées), on prend la route d’Hanoi, qui est aussi celle de Lào Cai [6]. On double d’innombrables vélos et une population combien plus pauvre et plus digne que les citadins du sud [7]. Le soleil descend sur les rizières, les femmes pataugent dans ce décor vert et or. Cette harmonie de couleurs et de formes m’avait enthousiasmé, il y a cinq ans, quand je l’avais vue pour la première fois [8]. Ce soir, dans une Asie en plein moyen-âge, elle m’enthousiasme encore.
[6] : Ville située à 290 km au nord-ouest d’Hanoi par la route, sur la frontière chinoise, chef lieu de la province éponyme. Cette ville n’était pas ouverte aux étrangers en 1983 mais fut visitée par l’auteur en décembre 1997, voir l’article Kunming Hanoi Nanning Kunming par le train.
[7] : « Plus pauvre et plus digne » : l’appréciation revient pour la troisième fois, voir les lettres La route mandarine 2/2 du 31 août et Ho Chi Minh Ville, une ville socialiste ? du 14 septembre et leurs notes de bas de page.
[8] : Lors d’un voyage de plusieurs mois en Thaïlande, Malaisie et Indonésie en 1978.
Le pont Doumer, construit par Eiffel en 1901. On y roule au pas entre les trains, les camions et les vélos. Le Fleuve rouge, immense, est argenté des reflets du soleil. Au loin, Hanoi se détache sur les nuages. Plus près, une jonque remonte le courant. Devant moi, une file de vélos et de chapeaux chinois. On entend siffler une locomotive. Et le fleuve commence à disparaître dans la nuit qui descend. C’est au moment de la quitter que l’Asie est la plus belle.