Quelques jours à Vientiane
Hanoi, le 2 août 1983
« Cité du santal, capitale parfumée, souveraine et seigneuresse des cent fois dix mille naga (dragons), du million d’éléphants, enceinte fortifiée de santal. » C’est le titre que reçut Vientiane en 1565, lorsque la ville devint capitale royale du Laos à la place de Luang Prabang. Vientiane où je suis arrivé l’autre jour non sans curiosité. On m’avait dit que la ville ne ressemblait en rien à Hanoi. Cela ne saurait surprendre : la cordillère annamitique est une cloison étanche entre les rudes terres du delta tonkinois et le bassin du Mékong, partagé entre le Laos et la Thaïlande. Allais-je donc trouver un petit Bangkok ?
L’impression première est d’arriver dans un gros village. Vientiane est la seule capitale d’Asie du sud-est qui soit vraiment construite à la campagne. Assez étonnant : à cinq minutes du « centre », on se croirait au fin fond du pays. Nombre d’ambassades, perdues sous les cocotiers, ne sont accessibles que par des venelles boueuses. Et l’on repique le riz sous les fenêtres du Ministère de l’intérieur.
Un gros village, donc. Un bourg si l’on veut. Et un bourg thaïlandais : telle est la seconde impression. Cette Thaïlande, que l’on voit sur l’autre rive, est bien envahissante. Elle l’est par son style : habitat en teck sur pilotis, vêtements et cuisine thaï, abondance de produits venus d’en face. On trouve tout à Vientiane : vêtements, savon, transistors, cigarettes, moto, électro-ménager. Tout vient de la capitaliste Thaïlande à travers une frontière perméable et l’on trouve tout si l’on a de l’argent (ce qui est loin d’être le cas du Laotien moyen). Du coup, les pauvres marchés d’Hanoi paraissent bien dérisoires. Si les Lao en ont vu d’autres, les yeux des « experts soviétiques » brillent de convoitise. Les temples de la capitale, au nombre de soixante-quinze, sont des wat du plus pur style thai, différents au possible des pagodes sinisées du Tonkin. Les bonzes, fort nombreux, sont ici en robe safran et mendient rituellement leur nourriture, à six heures du matin. Envahissante, la Thaïlande peut l’être au sens propre. La promenade sur les berges du Mékong, en plein centre ville, est l’activité la plus tranquille qui soit. Pas un policier pour vous empêcher de « choisir la liberté » (c’est-à-dire l’internement dans un camp de réfugiés …). Mais en face, quelques « réactionnaires » rôdent : il y a quelques temps, les clients de l’hôtel Lane Xang ont vu la nuit s’illuminer sous les tirs de balles traçantes et la façade a été criblée de balles. On ne s’en promène pas moins à la nuit tombante et aucun bruit ne paraîtrait plus incongru que celui des mitrailleuses …
Il y a donc deux versants : un vietnamien et un thaï. Et Vientiane, à tous les points de vue sauf politique, est sur le second [1]. Son air campagnard empêche évidemment toute comparaison avec Bangkok. Mais avec les petites villes du nord-est de la Thaïlande, la comparaison est frappante. Il est vrai que ce nord-est est d’ethnie lao.
[1] : « sauf politique » : depuis 1975, le régime politique et le parti unique (Parti populaire révolutionnaire lao, PPRL) étaient étroitement alignés sur le Vietnam (cette note et la suivante ont été insérées en 2022).
Pourtant, il y a quelque chose de différent, qui tient à la fois au passé et au présent. Les inscriptions en français sur les boutiques et sur les panneaux rappellent une présence que la présence américaine a un peu oblitérée sur le plan architectural. Peu de voitures, évidemment ; quelques une sont japonaises, d’autres soviétiques, mais il y a des 2 CV et des 4L bien de chez nous. Le présent, quant à lui, est discrètement présent : quelques slogans, on les remarque à peine, quelques boutiques d’Etat, bien pauvres, rappellent que l’on essaie d’implanter le socialisme. Mais sans s’en donner les moyens : les forces de l’ordre, omniprésentes à Hanoi, sont ici insignifiantes.
La résidence de l’ambassadeur, construite en 1923, à l'époque logement de l’ingénieur-en-chef des travaux publics du protectorat (photo site de l'ambassade)
J’ai passé à Vientiane quelques jours fort agréables. Bénéficiant de l’hospitalité exquise de M. de Lacoste, notre ambassadeur au Laos [2], je me suis prélassé dans une résidence superbe, avec un grand parc cet une piscine. On y retrouve le charme qu’a dû avoir la vie coloniale et que peut avoir la vie diplomatique, charme un peu en pointillé dans le cas d’Hanoi. J’y ai peu travaillé (comme il y a peu à faire, l’ambassade vit à un rythme … très lao) mais ai longuement arpenté, seul ou avec l’Ambassadeur, la ville et ses abords. Cela permet d’apprécier le charme de ce village, où le socialisme disparaît sous une végétation exubérante, comme sous le tempérament lao.
[2] : Jean-Noël de Bouillane de Lacoste (1934 – 2020), diplomate, fut ambassadeur au Laos de 1982 (réouverture de l’ambassade qui avait fermé en 1978) à 1985. L’auteur l’a retrouvé en 1989 à la deuxième commission de la Conférence de Paris sur le Cambodge. Il fut élevé à la dignité d’Ambassadeur de France en 1990.
La capitale est à l’image du pays. Au cours d’une excursion à Nam Ngum (90 km au nord, seule sortie autorisée), on découvre un pays profondément arriéré, où les gens n’ont rien mais ne travaillent que ce qu’il faut. Un pays sous-peuplé, aussi. Et, finalement, un pays riant, décontracté et peut-être heureux, bien différent de l’austère Tonkin. Campagne charmante, à laquelle il sera bien difficile d’inculquer le socialisme. « Les Lao, dit l’Ambassadeur, sont le peuple le plus apolitique de la terre. »
Retour vers Hanoi. Le rustique Antonov 24 de Lao Aviation survole le Nord-Laos : Xien Khouang, Samneua. Régions désormais interdites. D’une oreille, j’écoute Michel, un agent de notre ambassade à Hanoi, qui me raconte le temps où il sautait sur la plaine des Jarres pour suivre les unités vietminh ; je songe à sa médaille militaire, qu’il a gagnée ici. A travers ce hublot, je regarde ces collines boisées. Elles sont vides : ni routes, ni villages. Quel meilleur décor que cette forêt inaccessible pour rêver d’expéditions qui ne sont plus possibles ?