La route mandarine 2/2
Ho Chi Minh Ville, le 31 août 1983
Hué, capitale impériale. De la terrasse de l’hôtel où nous prenons le petit déjeuner, la vue est superbe sur la Rivière des parfums, les îles, le marché et les sampans. Une fois de plus, le Vietnam offre un paysage de carte postale, presqu’une caricature d’une « Asie éternelle » en voie de disparition. La citadelle demeure fort belle : le palais dit de la concorde absolue a conservé sa perspective monumentale et l’on ne peut qu’évoquer les cérémonies d’antan en présence de l’Empereur et du Résident français. La Cité interdite, en revanche, ne s’est pas relevée de l’incendie de 1947 et des vingt-six jours de combat de 1968 ; les palais sont en ruines, la végétation a repris ses droits et , comme il faut bien vivre, les gardiens y cultivent le manioc 1.
1 : Dans le cadre de l’offensive du Têt (nouvel an lunaire de 1968), les forces nord-vietnamiennes et le Vietcong attaquèrent Hué le 31 janvier 1968 et s’emparèrent de la majeure partie de la citadelle. Plusieurs milliers de civils sud-vietnamiens furent tués. Ces forces occupèrent la citadelle pendant quatre semaines avant d’en être délogées par les forces sud-vietnamiennes et américaines. Les destructions affectent surtout la Cité pourpre interdite, Tư Câm Thành, partie qui abritait les anciennes résidences impériales (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022.
L’intérêt majeur de Hué est cependant extra-muros : il s’agit des sépultures royales de la dynastie des Nguyên 2, le long de la rivière. L’ensemble, que nous n’avons vu qu’en partie, est admirable. Le tombeau de Tư Đưc, le plus grand, est un véritable palais où le souverain a passé une partie de sa vie, puis a été enterré à un endroit inconnu (les fossoyeurs, recrutés parmi les tribus montagnardes, ont été, selon la coutume, décapités). L’ensemble éclaire la personnalité raffinée, poétique et parfaitement mégalomane de cet adversaire des Français.
2 : La dynastie des Nguyên est la dernière dynastie du Vietnam. Elle compte treize souverains, de 1802 à 1945. Dans la lettre « rapatriement de cinq Français historiques » du 29 mars 1983 étaient résumées les circonstances qui permirent au futur Empereur Gia Long de se débarrasser des usurpateurs Tayson et de monter sur le trône avec l’aide de Mgr Pigneau de Béhaine. Les tombeaux mentionnés ci-après sont ceux de (par ordre chronologique et non par ordre de visite) : Gia Long (règne : 1802 – 1820), Minh Mang (1820 – 1841), Tư Đưc (1847 – 1883), Đong Khanh (1885 – 1889) et Khai Đinh (1916 – 1925). L’Annam est devenu protectorat français avec le traité de Hué en 1883 et l’est demeuré jusqu’en 1948. Le Tonkin constituait un protectorat distinct, la Cochinchine une colonie française.
Le tombeau de Đong Khanh, plus sobre, est également fort convainquant. Mais le goût s’est ensuite perdu : Khai Đinh, père de Bao Đai, s’est fait construire une sorte de palais du facteur Cheval, monumental et kitsch à souhait. Curieuse démesure d’un personnage historiquement insignifiant.
En insistant fortement, nous avons pu traverser la rivière et visiter le tombeau de Minh Mang, successeur de Gia Long, que ne visitent pas les groupes organisés. C’est pourtant le summum. Dans un parc circulaire de quarante hectares, sur trois étangs en demi-lune, l’ensemble offre une symétrie et des proportions parfaites. Il était dix-huit heures, heure idéale et pas un bruit ne parvenait jusqu’à nous. Une paix profonde se dégageait de l’endroit et en disait long sur le raffinement du souverain.
Nous n’avons pu, en revanche, visiter la sépulture de Gia Long. On nous a donné beaucoup de raisons (« trop loin, trop escarpé … ») excepté la bonne : ce monarque est aujourd’hui frappé d’opprobre pour sa politique jugée, à tort ou à raison, pro-française, que personnifia en son temps l’Evêque d’Adran (mon courrier du 29 mars).
Le 9 [août] au matin, on partit pour Đanang. Nous étions désormais au sud. La mauvaise départementale, étroite et défoncée, du nord, avait fait place, depuis l’ex-frontière, à une splendide route américaine. A dix heures, nous étions au Col des nuages. Par chance il n’y en avait pas (de nuages) et le panorama est fort beau : autour de nous la montagne, couverte d’une épaisse forêt, tombe à pic dans la mer ; au nord la lagune de Vung Đam et la plage de sable blanc à perte de vue ; au sud, la baie de Tourane, presque fermée, la ville et les montagnes de marbre. Une heure après, nous étions en ville. Nous attendaient deux dames venues d’Hanoi 3 pour y rentrer avec nos véhicules et la voiture venue d’Ho Chi Minh Ville.
3 : Comprendre : des collègues de l’ambassade. Les vols intérieurs étaient rares au Vietnam mais une ligne reliait Hanoi à Đanang, ce qui permit d’organiser cette relève.
Grand plat aux phénix provenant d’un navire ayant sombré près de l’île de Cù Lao Chàm, au large de Hội An, au 15ème siècle (musée Cernuschi, Paris)
A partir de Hué, l’ambiance des villes change du tout au tout (alors que la campagne se modifie peu) : elles sont plus riches, plus bétonnées, plus encombrées, plus polluées. L’activité privée bat son plein et l’on n’a plus l’impression d’être dans de gros villages, mais cette activité encaisse les coups de boutoir donnés par les autorités. On sent la population rétive devant cet effort, désorientée, impertinente, parfois agressive. Une impression curieuse se dégage de ces villes qui marchent à contre-cœur vers le socialisme. Visiblement, une grande partie de la population a peine à envisager une autre vie que l’enrichissement au moindre effort que procurent les trafics en tous genres. Le contraste est grand avec les villes pauvres et dignes du Tonkin. Ici, c’est une époque qui n’en finit pas de mourir et une autre qui ne parvient pas encore à naître. Beaucoup, dans cette situation, souhaitent partir, légalement ou non 4. C’est une atmosphère inquiète, assez décadente et tout à fait malsaine. Telles sont Hué, Đanang et surtout Nha Trang 5.
4 : Le début des années 1980 est marqué par l’exode des boat people au départ des provinces du sud. Cet exode a beaucoup été le fait des Hoa, les Vietnamiens d’origine chinoise, mais pas seulement. Le quartier chinois du 13ème arrondissement de Paris est apparu à cette époque.
5 : En cinq mois de séjour à Hanoi, l’auteur avait visiblement acquis un peu de la mentalité du nord. Son regard critique sur les villes du sud qu’il découvre n’est pas si différent de celui d’un cadre vietnamien venu de la capitale …
Après Đanang, on traverse pendant 600 km l’ancien empire des Cham. Le musée cham de Đanang contient de fort belles statues qui évoquent celles de Java central, de Thaïlande et, paraît-il, d’Angkor. A part ça, les tours en briques sont les seuls vestiges laissés par cette civilisation oubliée 6. La route est peu intéressante jusqu’à Qui Nhơn mais très belle ensuite : paysages charmants de lagunes et de cocoteraies près de Sông Cau (toujours les visions de carte postale …), panorama méditerranéen lorsqu’on débouche sur la mer, au cap Varella. On aimerait y passer ses vacances …
6 : Le Champa est un royaume indianisé qui occupa la partie centrale et méridionale de l’actuel Vietnam, du 18ème au 11ème parallèle à peu près, entre la fin du premier millénaire avant notre ère et l’expansion vietnamienne qui entraîna sa fin aux XVème et XVIème siècles. Les Cham étaient majoritairement de langue malayo-polynésienne et de religion hindouiste à l’origine, avant d’adopter le bouddhisme et l’islam. Des minorités cham très réduites subsistent aujourd’hui au Vietnam et (malgré les massacres commis par les Khmers rouges) au Cambodge. La patrimoine cham a été activement étudié par l’Ecole française d’extrême Orient. Les tours et les temples cham proches de Đanang en sont les vestiges le plus visibles.
A Nha Trang, journée consacrée à la plage, aux îles et à fêter dignement mes vingt-cinq ans : dîner chinois excellent, champagne 7. Le lendemain, nous avons longé la côte jusqu’à la baie de Cana : plage déserte, eau claire et profonde. Puis nous avons quitté la route mandarine pour monter à Đalat par le col de Bellevue. On passe du niveau de la mer à 1 500 m, de la chaleur lourde au froid et à la pluie. Les paysages deviennent alpestres et, partant, tout à fait nouveaux : le voyage n’est donc jamais monotone.
7 : Il n’y avait pas de champagne dans les caisses apportées d’Hanoi mais l’Ambassadeur avait dit : « Ce soir, nous fêterons votre anniversaire, il faut qu’il y ait du champagne. Débrouillez vous comme vous voulez et trouvez-en ». L’auteur s’était mis en recherche, un peu inquiet de cette instruction formelle. Il était clair que l’Ambassadeur attendait du champagne français et n’aurait pas fait bon accueil – pour dire le moins - à un succédané soviétique. Heureusement un champagne acceptable fut trouvé sans trop de mal dans une boutique (chinoise ?) du centre de la ville. C’eût été inconcevable dans une ville du nord.
A Đalat, le temps s’est arrêté 8. Les villas bien françaises s’étendent autour du lac, dans un décor tout à fait vosgien. C’est le Gérardmer des années 20 transposé dans un cadre plus luxuriant. Au marché, qui regorge littéralement, on trouve tous les légumes français. Le Palace Hotel est un curieux monument du temps passé : suites 1900, maître d’hôtel d’un autre âge, cuisine française, le tout un peu défraîchi. L’Ambassadeur et le Consul général, bien connus dans la place, sont reçus avec tous les honneurs dus à leur rang. Et l’hôtelier de me dire : « ah, Monsieur, mon père a bien connu votre famille ! ». Un bon feu de cheminée est allumé en notre honneur. Dans les profonds fauteuils de cuir, on feuillette le livre des voyageurs en évoquant des temps bien révolus.
8 : Chef lieu de la province du Lâm Đông, sur les hauts plateaux du sud, Đalat est une station d’altitude (1 500 m) développée par les Français à partir de 1900 pour échapper au climat chaud et humide de Saigon, à l’image de Tam Đao ou Sapa au Tonkin ou des stations d’altitude britanniques en Inde et en Malaisie. La ville fut conçue avec un plan à la française et de nombreux bâtiments publics et villas de style français.
Dernière étape, le 14 août. La route descend progressivement : on traverse la forêt dense, puis Djiring et les plantations de café du col de Blao. Puis c’est la zone des hévéas. Enfin la plaine. Elle est très peuplée mais on la traverse rapidement sur une voie express léguée par les Américains. Le temps d’un spectaculaire éclatement de pneu et l’on entre en ville : la rivière de Saigon et les quartiers populeux et encombrés. Qu’Hanoi paraît loin ! A 16 heures nous sommes à la Résidence et nous installons dans ce luxueux palais, ex-résidence des amiraux gouverneurs.
Pour l’ambassade, la route mandarine est ouverte.