La route mandarine 1/2

Publié le par Ding

La route mandarine 1/2

Ho Chi Minh Ville, le 17 août 1983

J’avais eu vingt ans sur la route transsumatrienne, entre Solok et Jambi 1. C’est à Nha Trang, sur la route mandarine, que j’ai fêté mes vingt-cinq ans.

 

1 : Solok est une petite ville de la province de Sumatra-ouest, Jambi la ville chef-lieu de la province éponyme, en Indonésie. Deux étapes au cours d’une traversée de Sumatra du nord au sud en 1978 (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).

 

 

 

L’Ambassadeur souhaitait, depuis son arrivée, se rendre d’Hanoi à Ho Chi Minh Ville par la route. Aucun diplomate français n’avait pu le faire depuis 1954 et il est vraisemblable que les représentants de la France qui les avaient précédés ne s’y étaient pas risqués depuis 1945 2. Cette réouverture prenait donc des allures de première. Y furent associés le Consul général, ce qui est normal et le deuxième secrétaire de l’ambassade, ce à quoi l’intéressé a été extrêmement sensible 3.

 

2 : Du fait de la guerre, de l’insécurité et, de 1954 à 1975, de la division du pays en deux Etats rivaux. A la connaissance de l’auteur, aucun diplomate occidental n’avait effectué ce voyage par la route avant août 1983. Les étrangers n’étaient par ailleurs pas autorisés à emprunter les trains. L’ambassade de France avait sollicité le ministre compétent en 1983, sans succès.

3 : L’auteur de ce récit était présenté comme deuxième secrétaire d’ambassade auprès du Protocole vietnamien.

 

Grâce aux bonnes relations qui prévalent entre la France et le Vietnam et au poids personnel de l’Ambassadeur, les autorisations furent facilement obtenues et l’on peut partir, le 6 au matin. Deux voitures quittèrent Hanoi : la berline officielle où avaient pris place l’Ambassadeur et le Consul général, et une jeep tous terrains, dirigée par le deuxième secrétaire 4 ; on ne savait pas, en effet, si la berline passerait par les ponts réputés difficiles de la route, en pleine saison des pluies.

 

4 : Une Renault 20 et une jeep Toyota Land Cruiser châssis court d’un modèle ancien.

 

Il pleuvait. J’avais pour compagnie le chauffeur le plus gentil de l’ambassade, mais aussi le plus bête, M. K... (on jugera de mon infortune). Surtout, j’avais les bagages : cent-quatre-vingt litres d’essence (il n’y a pas de pompe au Vietnam, nous n’avions qu’une lettre de réquisition pour les autorités de Danang à 813 km), les vivres frais (en glacières), le vin (en caisse), le whisky (également en caisse), les rations alimentaires militaires (en cas d’arrêt prolongé), la bière, l’eau, la glace (50 kg), le réchaud à pétrole, une caisse de livres et brochures français à distribuer aux populations, les outils, l’huile, les planches pour se désembourber, un câble de remorquage et j’en passe. Le même jour, la berline du Consul général 5 quittait Ho Chi Minh Ville (à vide puisque le propriétaire, venu à Hanoi, nous accompagnait). Le rendez-vous était fixé à Danang.

 

5 : Une Peugeot 504.

Tambour de bronze, culture de Dong Son II, premier millénaire avant notre ère, musée Guimet

Tambour de bronze, culture de Dong Son II, premier millénaire avant notre ère, musée Guimet

Ces premiers kilomètres de la route mandarine, je les connaissais bien. Mais l’impression était curieuse de se dire que cette fois-ci, c’était la bonne et que l’on irait jusqu’en Cochinchine. Je n’eus cependant guère le loisir de méditer plus avant. D’un côté, il fallait stimuler M. K... : la jeep est un véhicule lent, M. K... est lui-même très lent et l’Ambassadeur n’aime pas particulièrement attendre. D’autre part, et surtout, la jeep fait de véritables bonds dès que la route est mauvaise. Le chargement précité fut rapidement pris de folie, les bidons sautèrent, les glacières dansèrent, les planches se baladèrent, la vinaigrette brisa son bocal et inonda le tout. Surtout, la vaisselle se mit à faire un tel bruit que M. K... mourrait de terreur à chaque cahot ; je dus la prendre sur mes genoux. Je songeais avec nostalgie à l’époque où je n’avais pas la chance d’avoir une voiture d’avoir de voiture pour parcourir l’Asie. La Croisière jaune commençait à m’inspirer un certain respect 6.

 

6 : L’auteur avait voyagé en Asie du sud-est en 1978, 1980 et 1982. La Croisière jaune ou mission Centre-Asie est une célèbre expédition organisée par André Citroën avec des autochenilles entre Beyrouth et Pékin en 1931 – 32, sous la direction de Georges-Marie Haardt.

 

 

Petite jarre au profil globulaire, grès, céladon, site de Đông Sơn, Thanh Hóa (musée Cernuschi, Paris)

Petite jarre au profil globulaire, grès, céladon, site de Đông Sơn, Thanh Hóa (musée Cernuschi, Paris)

A partir de Ninh Binh, on quitte le Tonkin. On passe de la plaine fertile à une chaîne de montagnes très pauvres, pelées. Puis, après un seuil, on descend dans la plaine de Thanh Hóa ; c’est l’Annam, beaucoup moins riche que le Tonkin et beaucoup moins peuplé. Au déjeuner, à Thanh Hóa , un événement grave se produisit par suite d’une erreur malencontreuse : du vin blanc avait été chargé à la place du rouge ; fureur de l’Ambassadeur ! On n’en reprit pas moins la route, qui devenait intéressante dans la mesure où elle était nouvelle.

La maison familiale du Président Hô Chi Minh, au village de Sen. Photo: baonghean.vn

La maison familiale du Président Hô Chi Minh, au village de Sen. Photo: baonghean.vn

Cet après-midi-là et le lendemain matin, on traversa le Nghê Tĩnh. C’est la région la plus pauvre du Vietnam et le paysage y est le plus souvent désolé. Les rizières, lorsqu’il y en a, sont misérables et le décor, selon l’Ambassadeur, est plus africain qu’asiatique. C’est de cette province ingrate que proviennent la plupart des grands hommes du pays (mais il s’agit souvent de « durs » que ce pays austère a rendus peu indulgents vis-à-vis de leurs compatriotes). Parmi ces grands hommes, le Président Ho Chi Minh, dont nous avons visité le village natal près de Vinh. La maison, simple paillote, est conservée avec un soin religieux mais on apprend rien d’une vie privée tout à fait mystérieuse 7.

 

7 : Nguyen Sinh Cung (1890 – 1969) est né dans le village de Hoàng Trù dans la province du Nghe An (devenue Nghê Tĩnh lors de sa fusion avec une province voisine). Il prit par la suite les noms de Nguyen Tat Thanh, puis Nguyen Ai Quoc et enfin, à partir de 1940, Ho Chi Minh (« l’oncle Ho ») sous lequel il est mondialement connu.

 

Le pont Hiên Luong, construit en 1952  sur la rivière Ben Hai, vu de la rive sud en 1964 (photo le Courrier du Vietnam)

Le pont Hiên Luong, construit en 1952 sur la rivière Ben Hai, vu de la rive sud en 1964 (photo le Courrier du Vietnam)

La route continue. Le paysage est le plus souvent sauvage, montagneux, désert, parfois très beau. Les traces de la guerre sont partout : fortifications innombrables, trous d’obus, ponts systématiquement détruits (mais des ponts provisoires ont été construites et nous passons sans problème). Après Đong Hoi, on traverse une vaste plaine sablonneuse et inculte qui a visiblement servi de champ de bataille. Enfin, le 7 à 18 h 30, un pont jeté sur une rivière, à 620 km d’Hanoi ; c’est l’ancienne frontière, le 17ème parallèle 8. Beau paysage sous un ciel d’orage, à la nuit tombante. De l’autre côté c’est pareil … si ce n’est que les fortifications sont tournées vers le nord. Nous passons le pont à pied et le Consul général a un soupir de satisfaction. « Maintenant, dit-il, je suis dans mon diocèse. 9» Aucun monument ne signale l’ancienne frontière mais une simple borne : « Ho Chi Minh Ville 1162 km ». A suivre

 

8 : Pont Hien Luong sur la rivière Ben Hai, naguère dans la zone dite démilitarisée prévue par les accords de Genève de 1954, en fait âprement disputée entre le Nord- et le Sud-Vietnam. Construit par les Français en 1950, comportant sept travées et un tablier en planches de sapin, d’une longueur de 178 m, ce pont reste un lieu symboliquement important (« pont de la réunification »), aujourd’hui classé monument historique. Aucune activité touristique ou mémorielle n’était cependant visible le 7 août 1983, lors du passage de l’Ambassadeur. Un nouveau pont, destiné à la circulation des véhicules, a été construit depuis à côté.

9 : Ce n’était sans doute pas tout à fait exact. Dans les années qui ont suivi la chute de Saigon et la fin de la guerre, le consulat général à fonctionné dans un vide juridique. Sans exiger sa fermeture, les autorités ne le reconnaissaient pas explicitement. Lorsque la situation fut normalisée (une convention consulaire fut signée le 21 décembre 1981), la circonscription officielle du consulat général, négociée avec les autorités vietnamiennes, se limitait à Ho Chi Minh Ville et sa banlieue. Le consul général pouvait cependant agir dans les autres provinces de l’ancien Sud-Vietnam – au sud du 17ème parallèle, donc – en vertu d’une délégation consentie par l’ambassadeur. Ces provinces du sud ne constituaient pas vraiment « son diocèse » puisqu’il ne pouvait y agir que par délégation et au nom de l’ambassadeur. La circonscription a été étendue depuis à toutes ces provinces.

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