Ho Chi Minh Ville, une ville socialiste ?
Ho Chi Minh Ville, le 14 septembre 1983
Ho Chi Minh Ville demeure coincée entre le présent et son passé. De ce présent, qui se donne des allures conquérantes, nous avons eu, il y a peu, une belle illustration. C’était à l’occasion de la fête nationale, le 2 septembre 1. Un meeting solennel s’est tenu au théâtre, en présence d’un ministre venu d’Hanoi, de toutes les sommités locales et du corps consulaire 2.
1 : Anniversaire de la proclamation de l’indépendance du Vietnam par Ho Chi Minh, à Hanoi, le 2 septembre 1945, peu après la capitulation du Japon le 15 août. (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022)
2 : Les consulats étaient alors peu nombreux à Ho Chi Minh Ville : le consulat général soviétique, quelques consulats de pays communistes, le consulat général de France.
Après quelques formules bien senties sur « la lutte historique et indomptable » des Saïgonnais contre la France, les Etats-Unis et la Chine (chacun sait que la ville s’est libérée seule et que les troupes du Nord étaient là pour jouir du spectacle), l’orateur 3 a déclaré : « En cette étape actuelle de la révolution, la population municipale, unie et en parfait accord avec le peuple tout entier sous la direction clairvoyante du Comité central avec à sa tête le Camarade Lê Duân respecté 4, dépense toute son énergie à mettre en œuvre les politiques judicieuses énoncées dans les résolutions du cinquième congrès du PC ». Suivirent vingt minutes d’explications qui furent closes par cet exorde : « la ville œuvre de toutes ses forces pour venir à bout des précieuses instructions du Bureau politique concernant elle-même (sic) 5, à savoir écraser toutes les manœuvres et actions de sape de l’ennemi dans cette ville, le vaincre sur tous les fronts politique, militaire, économique, culturel et idéologique et faire d’elle une ville socialiste, exemplaire, grande, riche, belle et civilisée de la Patrie ». Tonnerre d’applaudissements. Rideau.
3 : Orateur non nommé. Assez probablement le secrétaire du comité du Parti de la municipalité.
4 : Lê Van Nhuân dit Lê Duân (prononcer « Lê Zouanne », 1907 – 1986), compagnon d’Ho Chi Minh, secrétaire général du Parti communiste vietnamien de 1960 à sa mort. Il incarnait l’orthodoxie communiste et, pour les gens du sud, la suprématie politique du nord. Le cinquième congrès du Parti, évoqué un peu plus loin, avait eu lieu en mars 1982. Certaines réformes avaient certes déjà eu lieu, notamment dans le domaine agricole, mais la politique économique de « renouveau » (Đôi Mơi) ne fut lancée qu’au sixième congrès, en 1986. Comme évoqué dans les lettres précédentes, le régime était, en 1983, toujours engagé dans la construction du socialisme et la restriction des activités privées. En Chine, par contraste, Deng Xiaoping avait lancé la libéralisation de l’économie dès 1978.
5 : Il faut bien sûr comprendre : pour appliquer pleinement les instructions du bureau politique du comité central du Parti. « Venir à bout » est une traduction maladroite du vietnamien.
La rue Catinat à Saïgon, années 1930 (photo Gallica-BnF) Baptisée en l'honneur de la corvette Catinat, qui portait elle-même le nom d'un lmaréchal de France (1637 - 1712), elle devient rue Tu Do (liberté) en 1955 et enfin rue Đồng Khởi (insurrection générale) depuis 1975. D'où la plaisanterie locale : "l'insurrection nous a enlevé la liberté". La rue reste le coeur du Saigon historique.
Une ville socialiste ? Il n’est pas facile d’échapper à son passer quand celui-ci porte le nom, bien encombrant, de Saigon. Ou plus exactement, les noms de Saigon, Cholơn, Gia Đinh, Phu Nhuân et tous les faubourgs que l’on a fédérés pour former Ho Chi Minh Ville 6. Cela fait quatre millions d’habitants et une ville aux multiples visages. Grandes sont les différences entre le centre de Saigon, aujourd’hui à peu près mis au pas, les quartiers résidentiels où se trouve la Consulat général, les faubourgs populeux où il ne faut s’aventurer qu’avec précaution et Cholơn, la ville chinoise, bourdonnante d’activité commerciale, bien éloignée de l’image qu’on se fait du Vietnam.
6 : La municipalité d’Ho Chi Minh Ville est en effet beaucoup plus vaste que l’ancienne Saigon. Le changement de nom très politique, survenu en 1976, s’est doublé d’une réforme administrative, la création d’une grande métropole avec 19 districts urbains et cinq districts ruraux. Le nom de Saigon restait couramment utilisé, en particulier pour désigner la partie centrale, le Saigon historique.
Ici aussi, la vie est un tour de force. Une famille moyenne (mettons huit personnes), a besoin de 5 000 piastres par mois au moins. Or les salaires n’excèdent jamais quatre-cents 7. Chacun vit donc d’un second métier, des colis envoyés par les proches expatriés 8 et de trafics et combines en tout genre. Le niveau de vie est bien plus élevé qu’à Hanoi mais c’est par des moyens fort peu socialistes qu’il est obtenu …
7 : L’auteur utilise – délibérément – l’ancienne appellation coloniale (« piastre ») mais la monnaie vietnamienne se nomme le đông (littéralement : « cuivre », par référence aux anciennes monnaies) depuis 1946. Officiellement, le đông valait un dollar américain jusqu’au milieu des années 80 mais ce taux de change administré ne reposait sur aucune réalité économique. 400 đông de 1983 équivalaient à peu près, sur le marché parallèle, à 28 francs français de l’époque.
8 : Venant principalement des diasporas vietnamiennes des Etats-Unis et de France. Air France était à l’époque la seule compagnie étrangère d’un pays non communiste à desservir Ho Chi Minh Ville. Elle se livrait à une activité importante de transport de fret vers cette ville, avec beaucoup de colis familiaux. Au départ d’Ho Chi Minh Ville, les vols étaient remplis de personnes autorisées à émigrer (voir note suivante).
On est évidemment loin du discours cité plus haut. Il est clair que la majorité de la population n’a toujours pas accepté le régime qui lui est imposé depuis huit ans. Beaucoup souhaitent partir et assiègent le Consulat général 9. Tout le monde vit comme il peut et vous imaginez l’ambiance très spéciale et assez malsaine qui règne ici 10.
9 : Pour obtenir des visas d’établissement, le plus souvent sur la base du regroupement familial. De nombreuses familles, souvent d’origine chinoise mais pas seulement, envoyaient d’abord quelques membres à l’étranger par bateau (émigration illégale et dangereuse des boat people, très importante au début des années 1980) puis, en cas de succès, déposaient des dossiers d’émigration légale pour le reste de la famille.
10 : « Très spéciale et assez malsaine » : voir la lettre précédente (La route mandarine 2/2) concernant d’autres villes du sud et le commentaire en bas de page à ce sujet.