Fantômes, momies et âmes errantes
L'hôtel du Général commandant les forces françaises en Cochinchine, aujourd'hui résidence du consul général de France à Ho Chi Minh Ville (photo sur le site du consulat général)
http://dingfamille.over-blog.com/2022/09/hanoi-des-brasseries-d-indochine-a-l-ambassade-de-france.htmlHo Chi Minh Ville, le 28 septembre 1983
Fantômes, momies et âmes errantes hantent les nuits et les journées du Consulat général.
J’avais, à Hanoi, entendu parler du Général Chanson. On m’avait dit que, tué dans un guet-apens par le Vietminh, il avait été ramené à la Résidence, alors résidence des amiraux-gouverneurs [1]. Insatisfait, sans doute, des honneurs qui lui furent rendus, le fantôme du Général n’a plus quitté les lieux et revient nuitamment frapper à petits coups pour tourmenter les habitants. On essaya tout pour le démasquer : talc, ficelles, etc. En vain. Jusqu’au jour où l’on projeta un film consacré au Général de Lattre. Le fantôme disparut pour trois mois.
[1] : Général de brigade Charles Chanson, né en 1902, envoyé au Tonkin en 1948 puis au sud à partir de 1949. Il obtint de réels succès dans la lutte contre le Vietminh. Tué le 31 juillet 1951 à Sa Ðéc, avec le gouverneur du Vietnam du sud, au cours d’une tournée d’inspection, lors d’un attentat suicide à la grenade perpétré par un membre dissident de la secte cao-daïste. Il fut enterré au cimetière européen de Saigon dont il est question plus loin. Sur le Général de Lattre, voir la lettre du 1er mars Hanoi des brasseries d’Indochine à l’ambassade de France qui comporte une note explicative (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).
Tous s’interrogeaient quand M. Nhơn, maître d’hôtel de la Résidence depuis le temps de l’Amiral Decoux [2], élucida le mystère : « Général Chanson très peur Général de Lattre ! Un jour, Général de Lattre venir Saigon. Lui engueuler pendant une heure Général Chanson, lui tourner autour en disant : « vous êtes un c… !, vous êtes un c… !, vous êtes un c… ! ». (Nota : de Lattre voulait les "groupes mobiles" de Cochinchine pour pacifier le Nord et l’autre ne voulait rien savoir). « Alors Général Chanson plus venir parce que lui peur Général de Lattre ! » Depuis lors, on repasse le film tous les trois mois et les nuits sont à peu près tranquilles [3].
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[2] : Amiral Jean Decoux (1894 – 1963), commandant en chef des forces navales françaises en Extrême-Orient et Gouverneur général de l’Indochine française de juin 1940 à mars 1945. Il dut composer avec les forces japonaises d’occupation jusqu’au coup de force japonais du 9 mars 1945 qui mit fin à l’administration française jusqu’à la fin de la guerre. Il fut arrêté pour collaboration à son retour en France mais bénéficia d’un non-lieu en 1949. Auteur notamment de A la barre de l’Indochine, Paris, 1950.
[3] : Cette anecdote, qui figurait en bonne place dans le folklore français de Saigon, était (souvent) racontée par Jean-François Parot, consul général.
Vue très partielle du cimetière Mạc Đĩnh Chi, ex-cimetière Massiges. Photo non datée (historicvietnam.com) mais qui donne une bonne idée de l'apparence du cimetière avant les travaux d'exhumation de 1983.
Restent les journées. J’avais relaté, il y a six mois, la translation des cinq illustres (ma lettre du 29 mars). Il faut maintenant procéder à l’exhumation de plus de cent compatriotes qui, pour être moins illustres, n’en sont pas moins réclamés par leurs familles en prévision de la désaffectation imminente du cimetière Massiges [4]. Il nous faut donc commencer par localiser nos compatriotes, ce qui n’est pas toujours facile dans ce cimetière aux sépultures violées, envahi par la végétation.
[4] : Sur ce cimetière et les raisons de sa désaffectation en 1983, voir note explicative de la lettre du 29 mars Rapatriement de cinq Français historiques.
Le lundi matin, à huit heures, le Consul adjoint, le photographe du Consulat et votre serviteur se donnent rendez-vous sur place, en tenue de campagne. Il fait chaud : le parapluie, l’eau d’Evian et la crème antimoustiques sont de rigueur. Les fossoyeurs sont stimulés grâce à quelques cigarettes françaises, fort appréciées, et les opérations commencent.
Dans le meilleur des cas, il n’a pas plu, le cercueil est intact et l’inhumation remonte à plus de trente ans. On ne trouve alors que des ossements qu’il suffit de laver et de brosser. Tel est heureusement souvent le cas : par exemple pour Mme N..., que nous avons exhumée l’autre jour à la demande de son petit-fils Roland [5], domicilié à Nice.
[5] : Un parent lointain de l’auteur.
Mais, lorsque les inhumations datent de dix à trente ans, le spectacle peut être dantesque : « horrible mélange d’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange » [6], ou sorties de terre qui ne dépareraient pas un film d’épouvante. Le plus spectaculaire à ce jour fut sans conteste celle de Z... : provisoirement laissé dans le dépositoire, il ne devait jamais trouver sa tombe définitive. Son cercueil fut de plus profané. Lorsque nous l’avons retrouvé, il s’était littéralement momifié. Sa momie tenait encore debout et l’on put voir ce spectacle terrible : Z..., debout dans l’allée du cimetière, considérant ses fossoyeurs et nous-mêmes d’un air de reproche et semblant chercher ses profanateurs pour les maudire ! [7]
[6] : Racine, Athalie, acte II, scène 5.
[7] : Le Consulat général détenait alors certaines archives de la Sûreté française en Indochine. La fiche cartonnée consacrée à Z... n’était pas très flatteuse : mention de divers trafics, d’une collaboration possible avec l’occupant japonais, épouse en liberté surveillée.
Ces séances sont éprouvantes et, la chaleur aidant, la lassitude se lit sur les visages lorsqu’on regagne le Consulat général. Les vendredis sont plus calmes. Les urnes, venues du crématoire, sont inspectées par le service sanitaire et par la douane, closes par nos soins, scellées [8], puis stockées dans le columbarium, aménagé pour la circonstance dans un bureau du consulat, en attendant leur expédition groupée par Air France.
[8] : Comme indiqué dans la lettre du 29 mars : scellées à l’aide d’un ruban bleu blanc rouge et de cachets de cire. Formalité requise qui incombe aux consulats pour le transport international de restes mortels.
Ces séances du vendredi se passent généralement sans histoires … sauf vendredi dernier avec Z... : la momie était si grande que les os, imparfaitement consumés, ne rentraient pas tous dans l’urne cinéraire, calculée pour des gabarits vietnamiens. Nous nous concertâmes et je dus, sous les yeux des fonctionnaires de l’hygiène et de la douane médusés, déballer le tout et faire méthodiquement piler les os de Z... .
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Notre personnel vietnamien est superstitieux et il n’est pas facile de le faire travailler dans ces conditions. Les Vietnamiens redoutent en effet les âmes errantes, celles qui n’ont pu se réincarner et reviennent tourmenter les pauvres mortels. Ces âmes, il convient de les apaiser et tel est l’objet de la fête des âmes errantes, que nous avons célébrée le 24 août (date préconisée par notre astrologue) [9].
[9] : L’astrologue n’a eu qu’à suivre la règle : cette fête bouddhiste, destinée à rendre hommage aux ancêtres et à apaiser les âmes errantes, est célébrée au Vietnam (et en Chine, au Japon, etc.) le quinzième jour du septième mois lunaire. Elle est également observée, sous des formes différentes, par les ethnies montagnardes du Vietnam.
Le personnel était au complet (Français et Vietnamiens), sous la présidence du Consul général et sous la direction de M. Nhơn déjà cité, grand maître des cérémonies religieuses (ou assimilées). Après que chacun eut défilé devant l’autel érigé pour la circonstance, et devant les bouddhas du parc, en brûlant les bâtonnets d’encens rituels, diverses offrandes furent présentées afin de contenter les âmes errantes qui auraient pu hanter la Résidence ou les bureaux. Des offrandes furent également disposées sur chaque voiture et même, détail charmant, sur le cyclomoteur du Consulat, pour apaiser les mauvais esprits qui causent les accidents. Puis les âmes errantes, y compris celles de nos compatriotes du columbarium, eurent vingt minutes pour déguster le somptueux repas vietnamien préparé à leur intention. Après quoi, nous mangeâmes les restes.
Toute la ville a fêté, comme nous, les âmes errantes, y compris les entreprises et les bureaux. Mais, deux jours plus tard, le Sài Gòn Giái Phóng (traduisez : « Saigon libérée ») [10] titrait sévèrement : « Il faut mettre fin aux ripailles et au pratiques superstitieuses qui ont lieu à l’occasion de la fête des âmes errantes. »
[10] : Quotidien du comité du Parti communiste d’Ho Chi Minh Ville. A noter, l’emploi de la dénomination « Saigon » dans son titre. Comme noté dans la lettre précédente, celle-ci reste usitée. Est-il besoin de préciser que la fête des âmes errantes existe toujours aujourd’hui (2022) avec ses « ripailles et pratiques superstitieuses », sans que les autorités y trouvent apparemment à redire ?