Une journée à Hanoi (1/2)
Le 12 avril 1983
La journée d’un diplomate en poste à Hanoi est à la fois la plus remplie et la plus vide qui soit. La plus remplie, car elle commence tôt et finit tard. La plus vide, car elle passe sans qu’on s’en rende compte et s’achève sans qu’on ait pu faire grand chose, car elle contient « beaucoup de vanité et de poursuite de vent » 1.
1 : Référence biblique : Ecclésiaste I,14 et suivants (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).
Si l’on est courageux, et même si on ne l’est pas, on a tout intérêt à se lever tôt. Car c’est au petit matin, c’est-à-dire vers six heures, que la ville est fraîche et que la lumière est limpide. C’est la bonne heure pour un tour à vélo ou pour courir au parc Lénine 2. Arrivent ensuite les choses sérieuses, à savoir le petit déjeuner.
2 : Parc Thông Nhât (« réunification »), inauguré en 1960 (après le départ des Français, donc ; dans les années 1920, le site se trouvait encore hors de la ville), au sud de la gare et au sud-ouest de la vieille ville et de l’ambassade de France. Parc de plus de 50 hectares, le plus grand de la ville, avec un lac (Bay Mâu, 28 ha). Baptisé Parc Lénine en 1980, il a retrouvé son nom d’origine (Thông Nhât) lorsqu’un autre parc Lénine, beaucoup plus petit, a été implanté sur l’avenue Đien Bien Phu, ex-avenue Puginier.
C’est, pour votre serviteur, le meilleur moment de la journée. La terrasse, vous vous en doutez, est un endroit agréable. Vus du deuxième étage, les environs disparaissent sous les arbres. Quant au petit déjeuner lui-même, il est maintenant bien organisé. Le café local étant imbuvable 3, je m’en tiens au Nescafé que l’on trouve, contre des devises de la capitaliste Amérique, au magasin diplomatique. Pour la confiture, on a le choix : confiture du sud, que l’on fait venir de Dalat ; confiture thaïlandaise, apportée avec la valise ; ou confiture suédoise, achetée en pleine brousse, à cent-vingt kilomètres d’Hanoi, dans le seul supermarché de tout le Vietnam (dont la présence s’explique par le fait que plusieurs centaines de Suédois travaillent sur un chantier 4). On pourrait aussi s’y procurer du lait en poudre. Mais ce serait du lait écrémé et sans matières grasses car les belles Suédoises entendent rester minces ! Je préfère donc le lait en poudre australien, que je fais acheter à Bangkok. Le beurre est soviétique mais mangeable 5. Quant à la baguette, achetée sur le marché, elle rappelle, autant que les bérets des hommes, la présence française.
3 : Le café disponible en 1983 était sans doute du robusta de piètre qualité, très âcre, produit par des fermes d’Etat. Le secteur s’est considérablement développé à partir des années 1980. Des variétés de qualité, cultivées sur les plateaux du centre et du sud, ont été mises sur le marché, souvent des mélanges de robusta et d’arabica.
4 : Construction de la papeterie de Bãi Băng, dans la province de Phú Tho, grand projet de la coopération suédoise de 1975 à 1996.
5 : En fait du « beurre d’intervention » des Communautés européennes, vendu à l’U.R.S.S. et réexporté vers le Vietnam pour y être vendu à la petite communauté diplomatique. Il était souvent rance.
Les meilleures choses ont une fin et, vers huit heures quinze, il faut aller au bureau. Après huit semaines dans un cagibi, le temps des travaux, je me suis installé dans un bureau rénové. Pour disposer, à Paris, de la même surface, il faut être ministre – ministre plénipotentiaire s’entend.
Le temps d’ouvrir les coffres et d’en extraire un dossier, la secrétaire entre : « votre A.F.P. ». Ce sont les télex de l’Agence France Presse, qui tombent six fois par jour : nouvelles d’Asie, nouvelles du monde, nouvelles de France. Puis arrive la revue de presse française et de la presse américaine, envoyée par radio de Paris. Puis ce sont les télégrammes, qui arrivent de Paris ou des autres postes. On y trouve tout : de la grande politique, des entretiens avec les grands de ce monde, des analyses subtiles mais aussi des choses plus prosaïques : les crédits de la bourse accordée à un chercheur ou l’arrivée de caisses de champagne 6. Ajoutez à cela le Monde (six d’un coup le vendredi), l ‘écoute de la radio, les dépêches 7 … Onze heure arrivent. Coup de téléphone de la secrétaire : « le conseiller fait la presse ». Je rejoins le conseiller et l’interprète en chef, M. Nhan, arrive avec la presse vietnamienne du jour 8. Et la cérémonie recommence, chaque jour la même : « luttons sans relâche pour dépasser les normes du plan », « le Nicaragua révolutionnaire se tient ferme devant l’impérialisme », « l’unité de radars B95 obtient de bons résultats », « la duplicité de M. Reagan », « les viles manœuvres d’une diplomatie hégémoniste », « l’usine Z117 dépasse de 38 % les normes du plan » … Toujours la même litanie édifiante d’une information orientée, que les citadins se pressent pourtant pour lire sur des panneaux muraux 9.
6 : Les télégrammes (appellation de l’époque) sont des correspondances diplomatiques, presque toujours chiffrées, échangées entre l’administration centrale et le réseau diplomatique, acheminées à l’époque par radio. Ils pouvaient traiter d’affaires politiques ou de questions administratives.
7 : Les dépêches diplomatiques étaient des correspondances des ambassades envoyées à l’administration centrale par valise diplomatique. Elles portaient généralement sur des sujets de fond, moins urgents que ceux traités par télégrammes.
8 : Malgré l’histoire partagée de la France et du Vietnam, aucun agent français de l’ambassade à Hanoi n’était, en 1983, en mesure de lire le vietnamien. Il en était de même au Laos. Cette situation, qui pourrait surprendre, tient à plusieurs causes : vietnamien enseigné en France à petit échelle, volonté de l’administration, pour des raisons de sécurité, de ne pas affecter à l’ambassade des agents d’origine vietnamienne ou ayant de la famille vietnamienne. L’ambassade était donc entièrement dépendante d’interprètes et de traducteurs locaux, tous fournis par le ministère vietnamien des affaires étrangères, avec les risques et inconvénients qui en découlaient. L’ambassade de France en Chine, par contraste, emploie traditionnellement des diplomates parlant et lisant le chinois, même si ce n’est pas le cas de tous ses agents.
9 : Les quotidiens disponibles à Hanoi étaient (heureusement ?) peu nombreux. Pour l’essentiel le quotidien du Parti (Nhân Dan), celui de l’armée (Quan Đoi Nhân Dân) et celui de la municipalité (Ha Noi Moi). Bien que ces journaux fussent strictement contrôlés, il était interdit de les envoyer ou de les emporter à l’étranger. Chaque mois, l’ambassade envoyait à Paris une collection que le ministère des relations extérieures faisait parvenir aux Missions étrangères de Paris, rue du Bac. Des religieux vietnamisants, anciens missionnaires, les dépouillaient attentivement et publiaient, à faible tirage, d’intéressantes synthèses. Une autre source précieuse d’informations était les écoutes radiophoniques de la BBC, qui étudiaient et traduisaient les radios chinoises, vietnamiennes, etc. L’ambassade recevait ces bulletins par la valise diplomatique.
L’interprète parti, on peut commenter les nouvelles (car, comme tous nos agents vietnamiens, il rend compte à qui de droit, le samedi à quatorze heures). Et midi arrive. On n’a presque tien fait. (A suivre ci-dessous)