Hanoi : des brasseries d’Indochine à l’ambassade de France
Hanoi, le 1er mars 1983
« Lorsque vous écrirez à votre mère », me disait récemment l’Ambassadeur, « il faut que vous lui parliez de votre logement et de votre vie quotidienne. Pour vous, ça n’a l’air de rien. Mais je sais, par expérience, que les mères des agents s’imaginent souvent les pires choses. » Je vais donc vous parler de l’ambassade et de la vie qu’on y mène. Mais, pour la bonne compréhension des lieux, un petit historique est nécessaire.
Au siècle dernier, l’emplacement actuel de l’ambassade se trouvait en pleine campagne, au sud de la bourgade qu’était alors Hanoi. C’est là que les brasseries d’Indochine, inventeurs de la bière « 33 » installèrent leur siège social, 56 avenue Gambetta [1]. Ainsi s’explique le site vaguement alsacien des trois villas où nous sommes logés. Les brasseurs restèrent là jusqu’à la guerre (cette guerre-ci [2]).
[1] : L’ambassade occuperait donc l’ancien siège des Brasseries et glacières d’Indochine (B.G.I., groupe Denis frères). Cette version avait cours en 1983. Des sources plus récentes, y compris le site Internet actuel de l’ambassade, indiquent que le site était naguère le siège de la Société des distilleries de l’Indochine fondée en 1901 par A. Fontaine. Il est possible que cette deuxième version soit plus exacte car diverses sources historiques donnent d’autres adresses pour les B.G.I. : à Saigon, ou bien 47 boulevard Gia-Long à Hanoi. L’information était rare à Hanoi en 1983. Les lecteurs qui disposeraient d’informations fiables sur ce point sont aimablement priés d’en faire part à l’auteur, par exemple en ajoutant un commentaire sous le présent article. (Cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).
[2] : C’est-à-dire la Seconde guerre mondiale.
En 1945, de Lattre [3] y installa son quartier-général. De cette époque militaire, qui dura jusqu’en 1954, date le bâtiment massif qui abrite aujourd’hui les bureaux. La vie n’était pas toujours facile. En particulier, de Lattre appréciait assez peu de servir de cible aux tirailleurs vietminh lorsqu’il se rasait dans sa salle de bain (celle de l’ambassadeur [4]). Aussi fit-il élever le mur, fort élevé et fort peu esthétique, qui clôt le jardin sur un côté.
[3] : Général (Maréchal à titre posthume) Jean de Lattre de Tassigny (1889 – 1952), haut commissaire en Indochine et commandant en chef du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient de décembre 1950 à novembre 1951. Son quartier-général reçut le corps de son fils Bernard, tué au combat le 30 mai 1951.
[4] : Comprendre : de l’actuelle résidence de l’ambassadeur, depuis le bombardement de 1972 évoqué plus loin.
Lors des accords de Genève [5], il fut stipulé que les lieux resteraient la propriété du gouvernement français [6]. C’est là que s’installa la représentation permanente de la France près la République démocratique du Vietnam. On imagine ce que dut être la vie ici sous les bombardements américains, lorsqu’il fallait rester des jours entiers dans une chaleur redoutable, au fond de l’abri souterrain. En 1972 une bombe, lâchée par un avion américain dans des conditions suspectes, tomba sur la résidence [7]. L’ « Ambassadeur » de l’époque (ou plutôt le Représentant permanent), Pierre Susini, fut tué [8]. Il fallut raser les ruines du bâtiment.
[5] : Accords signés le 21 juillet 1954, qui mirent fin à la première guerre d’Indochine, à la souveraineté française sur le Vietnam et conduisirent à la partition du pays.
[6] : L’Etat avait acheté le domaine en deux fois, en 1949 et 1952.
[7] : Résidence pourtant clairement signalée par un drapeau français sur le toit. Le bruit a couru à l’époque que le pilote américain aurait pris l’initiative de viser la représentation de la France. Cela reste à tout le moins sujet à caution.
[8] : Grièvement blessé, il mourut en fait en France peu après son rapatriement sanitaire.
En 1976, lors de la réunification, la représentation devint une ambassade de plein exercice [9]. Les bâtiments étaient, jusqu’à ces derniers mois, dans un état déplorable. Mais de grands travaux, commencés il y a deux ans, sont sur le point de s’achever et nous aurons, pour quelques années, une ambassade superbe.
[9] : Ceci intervint en réalité plus tôt, le 6 juin 1973. Suite aux accords de Paris sur le Vietnam, la France ouvrit le même jour deux ambassades, l’une auprès de la République démocratique du Vietnam, à Hanoi, l’autre auprès de la République du Vietnam, à Saigon. L’ambassade de France à Saigon était fermée depuis 1964.
Le jardin est assez petit. Outre les bureaux, le cercle culturel, la nouvelle résidence et le tennis, on trouve trois grandes villas où logent la plupart des agents [10]. C’est dans la troisième que j’occupe l’appartement du futur secrétaire [11], annoncé pour la fin de l’année : un deux pièces mansardé sous les toits, avec deux terrasses, cuisine et salle de bain. Le tout, refait à neuf, offre tout le confort. Le retour en France sera dur, car il est peu probable que je puisse m’offrir un logement pareil, à Paris, d’ici plusieurs années ! L’ameublement, certes, n’est pas à la hauteur de l’appartement car les agents apportent normalement leur mobilier. Mais enfin, c’est suffisant. Ma femme de ménage entretient tout cela dans un état d’ordre et de propreté impeccable. Comme ça ne suffit pas à l’occuper, je lui laisse le loin de faire mon marché (qui se réduit à peu de choses).
Résultat : dans un pays très pauvre (le salaire mensuel moyen est de l’ordre de 250 đông, soit 17,50 francs français), nous sommes parfaitement logés, chauffés (ce qui est très utile), climatisés (ce qui sera bientôt indispensable [12]). Le contraste avec le niveau de vie local est tel (les Vietnamiens disposent en moyenne de 2,4 m² de taudis) qu’il me semble que je serais scandalisé si j’étais socialiste.
[12] : « Parfaitement climatisés » était optimiste. Comme l’auteur en fit bientôt le constat, les climatiseurs cessaient d’être efficaces lorsque la tension baissait sur le réseau électrique, ce qui arrivait souvent.
Reste la question crucial de la nourriture, c’est-à-dire de la popote. Vaste sujet, qui méritera des développements particuliers …
(les photos proviennent du site de l'ambassade de France : vn.ambafrance.org , 2021)