Hanoi en 1983, une des villes les plus irréelles du monde
Hanoi, le 15 février 1983
J’ai enfin trouvé l’Asie telle que je l’avais toujours rêvée. La découverte d’Hanoi est une merveilleuse surprise pour qui a l’habitude des autres grandes villes de la région. Le voyageur qui découvre ces villes ne peut manquer d’être déçu par leur laideur : entassements sordides de béton à bon marché, absence complète de préoccupations d’urbanisme, circulation automobile impressionnante, pollution, saleté, corruption. Ce tableau peu flatteur s’applique presque partout : à Bangkok, à Jakarta, mais aussi à Korat, Surabaya ou Palembang [1]. On finit par s’y faire et même par apprécier, jusqu’à un certain point, cette vie de fourmilière. Mais on ne peut que rêver, avec nostalgie, à l’époque encore proche (1925) où Bangkok, « cité des anges », était « la ville la plus irréelle du monde, la sœur jumelle d’Ispahan ou de Pékin » (Malraux) [2].
[1] : Korat (Nakhon Ratchasima) est une ville du nord-est de la Thaïlande. Surabaya est à Java-est, Palembang à Sumatra-sud, en Indonésie (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).
[2] : « Cité des anges » (Krung Thep) est la forme abrégée de l’ancien nom officiel, beaucoup plus long, de Bangkok. La citation de Malraux est faite de mémoire et légèrement inexacte. Malraux avait écrit « une des villes les plus irréelles du monde … » (Antimémoires, IV, I).
Arrivant à Hanoi, on a du mal à y croire : le temps semble s’être arrêté depuis trente ans au moins et l’on trouve enfin cette Asie de rêve, dont on n’espérait plus qu’elle existât encore. Ni béton, ni néons, ni voitures. La tôle ondulée fait place aux petites tuiles. Les larges avenues plantées d’arbres, tracées par les Français, sont encadrées d’imposantes villas de style colonial, parfaitement conservées. Un urbaniste rigoureux en a tracé le plan au début du siècle et son œuvre est aujourd’hui intacte. Dans la vieille ville, les rues sont plus étroites mais les maisons ont conservé tout leur cachet. On y trouve un marché authentique [3], débarrassé de la matière plastique et du Coca Cola. Hanoi est un trésor d’urbanisme et d’architecture, un vrai décor de film. En pleine ville se trouvent plusieurs lacs, bordés de belles promenades. L’automobile, qui aurait pu gâcher tout cela, est pratiquement absente ; les rues sont livrées à un tramway d’un autre âge et, surtout, à d’innombrables vélos. En pleine ville, des paysannes coiffées du légendaire chapeau chinois trottinent en portant la lourde palanche. Les pagodes, pleines de fidèles, dégagent une forte odeur d’encens.
[3] : Marché dit « du commun printemps » (Chơ Đông Xuân), construit sur 6 500 m² en 1889. Lieu d’un combat entre le Vietminh et les forces françaises en février 1947. Gravement endommagé par un incendie en 1994 et reconstruit après.
Cette ville d’un autre âge donne une impression quelque peu irréelle. On a, en quelques sorte, du mal à y croire. Tous les mythes, tous les stéréotypes de l’Asie, auxquels on ne croyait plus depuis longtemps, sont ici réalité et on a quelque difficulté à prendre au sérieux cette Asie de caricature, que l’on dirait sortie d’un film ou d’un album de Tintin. Bravo pour les Français qui ont créé cette ville magnifique et bravo pour les Vietnamiens qui ont su la conserver intacte.
Je suis, de plus, arrivé au bon moment puisque la ville est tout entière livrée à la fête du Têt, le nouvel an vietnamien. Depuis quelques jours, une activité intense règne sur les marchés, notamment sur le marché aux fleurs. Toute la population rapporte chez elle les arbres du Têt, un petit mandarinier et une grosse branche de pêcher en fleurs. Le marché libre regorge de fruits, de viandes et de légumes, les rues commerçantes sont noires de monde. Samedi soir, dernier jour de l’année, tout Hanoi était dans les rues et, en dépit du froid, se promenait autour des lacs. La très grande pauvreté et l’austérité de la vie quotidienne sont, pour un temps, oubliées et la joie règne sur toute la ville et sur tous les visages. A minuit, l’enthousiasme bat son plein et le vacarme des pétards est assourdissant. Dans une épaisse fumée et une forte odeur de poudre, chacun, à commencer par les étrangers que nous sommes, se souhaite une bonne année. Le Têt est une fête fantastique, qui entraîne une remise en cause complète des idées reçues sur l’austérité, voire la tristesse, de la vie au nord du Vietnam [4].
[4] : bien lire : « au nord du Vietnam ». Il n’y a plus de « Nord-Vietnam » ni de « Sud-Vietnam » depuis la réunification du Vietnam en 1976.
Vous voyez que je ne suis pas à plaindre dans cet endroit splendide. C’est une grande chance que d’avoir beaucoup attendu d’un lieu et de découvrir que la réalité est encore plus belle que le rêve …