COVID 19 et planète qui suffoque : il est grand temps de repenser le tourisme et les voyages
Abstract : Travel and tourism were badly hit by the coronavirus pandemic in 2020 and this may last for months or years. A sad situation for travelers and the 330 million people worldwide who make a living from tourism. This is a good time to reflect on a travel industry which had become unsustainable, threatening the environment and the communities affected by mass travel. The time has come to act for more reasonable travel practices with a smaller footprint and a reduced exposure to pandemics and similar hazards. Wishful thinking ? We don’t think so and suggest ten achievable steps that could make it happen.
Depuis plus de huit mois, le tourisme international et les voyages sont à l’arrêt, le secteur est sinistré. Triste situation pour les voyageurs et plus encore pour les centaines de millions de personnes qui vivent du tourisme et des voyages. Sauf succès majeur des vaccins ou des traitements, cette situation pourrait durer des années sous une forme chronique qui verrait alterner les déconfinements partiels et les nouvelles fermetures, affectant durablement une activité économique qui était devenue majeure à l’échelle du monde.
Tourisme d'Etat : une délégation officielle en visite en Chine visite le Temple du Ciel de Pékin en 2015
Fâcheuse situation certes, mais qui invite à réfléchir et à poser des questions. A réfléchir sur une activité qui s’était emballée avec de graves conséquences pour la planète, pour les populations et, nous le voyons cette année, pour la santé. Le tourisme et les voyages de masse avaient échappé à tout contrôle si ce n’est à toute raison, ils n’étaient tout simplement plus soutenables dans la durée.
La pause forcée que nous connaissons aujourd’hui ne doit pas être une parenthèse vite oubliée. Elle sera bénéfique si elle conduit les décideurs, les voyageurs et les acteurs à réorienter pour de bon – au-delà d’un simple greenwashing - leurs choix en faveur d’un tourisme durable.
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Tourisme animalier : un troupeau de touristes rencontre une famille de singes dans une forêt du Rajasthan (Inde) en 2014
Le tourisme et les voyages sont devenus une activité de masse à l’échelle du monde.
L’affirmation est banale et ne devrait pas surprendre. Les statistiques de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) [1], de la Banque mondiale [2] et du World Travel & Tourism Council [3] le disent depuis longtemps : plus de 1,4 milliard de touristes internationaux en 2018 dont la moitié en Europe et le quart en Asie, la France, l’Espagne et les Etats-Unis en tête des arrivées de touristes internationaux (plus de 80 millions chacun), 1 700 milliards de dollars de recettes pour le seul tourisme international, un tourisme intérieur de masse qui complète et parfois éclipse complètement le tourisme international, en Chine et en Inde en particulier. Pour fixer les idées, il n’y avait « que » 435 millions de touristes internationaux dans le monde il y a trente ans. Le tourisme a dépassé 10 % du PIB mondial en 2017 et représente 10 % de l’emploi mondial (330 millions d’emplois), proportion en croissance rapide. La forte baisse du tourisme international cette année avec la pandémie de COVID 19 (-70 % de janvier à août) fait peser une menace majeure sur l’emploi : 120 millions d’emplois seraient menacés dans le monde, indique l’OMT.
[1] : voir en particulier « Faits saillants du tourisme international », édition 2019, Organisation mondiale du tourisme, https://www.e-unwto.org/doi/pdf/10.18111/9789284421251
[2] Statistiques du tourisme international 2018 par pays : https://donnees.banquemondiale.org/indicator/ST.INT.ARVL
[3] : voir en particulier les chiffres de 2019 : https://wttc.org/Research/Economic-Impact
Plusieurs phénomènes sont observés depuis des années, qui ont conduit à ces résultats :
- La démocratisation du tourisme dans les pays émetteurs traditionnels (Europe et Amérique du nord), qui font que le tourisme international est devenu au plein sens du terme une activité de masse, et non plus le privilège des classes aisées ; il ne surprend plus de rencontrer dans le monde entier des voyageurs à très petits budgets et de tous âges, pas seulement les jeunes backpackers classiques; ceci était connu depuis des années mais est apparu en pleine lumière lorsque les frontières et les avions se sont bloqués au printemps 2020, avec des populations de touristes peu argentés et peu expérimentés en grande difficulté.
Katmandou (Népal), aéroport de Tribhuvan en 2011 ; Wallis, aéroport d'Hihifo en 2019; atterrissage à Taveuni (Fidji) en 2019
Pour illustrer ce qui précède, rappelons que la France a dû organiser le retour de quelque 360 000 Français de passage bloqués à l’étranger au printemps 2020. C’est considérable, surtout si l’on songe que les frontières se sont fermées en mars, hors des vacances scolaires. Il est vrai que tous ces Français dits de passage n’étaient pas des touristes au sens habituel du terme : il y avait aussi des jeunes titulaires de permis « vacances travail », des retraités passant l’hiver au Maroc, des binationaux constituant une sorte de population flottante entre leurs deux pays. Il n’empêche : les Français se déplacent massivement pour leurs loisirs. Ils se déplacent jusqu’aux antipodes (30 000 Français de passage bloqués en Australie, 11 000 en Nouvelle Zélande). A cette échelle, c’est sans précédent et cela relativise l’image d’une France en crise économique et sociale.
Quand les touristes ne sont toujours pas là (ou très peu) : sur l'île de Mushu (Papouasie Nouvelle Guinée) en 2017
- Plus massif encore, le développement du tourisme de masse dans les classes moyennes et supérieures des pays émergents : Chine, Inde, Indonésie, Brésil notamment. Il s’agit en grande majorité d’un tourisme intérieur. En Chine, les touristes étrangers sont une goutte d’eau rapportés à la masse du tourisme chinois : l’observation empirique et les études sur le sujet indiquent que la Chine compte au moins 40 touristes intérieurs pour un touriste extérieur [4]. Le tourisme intérieur chinois, même si on le réduit au « vrai » tourisme [5] se compte en milliard(s) de voyages par an. La proportion de touristes intérieurs est aussi massive en Inde : ceux-ci génèrent 87 % des revenus totaux du tourisme. Plus généralement, le tourisme intérieur est supérieur au tourisme international en nombre de voyages dans le monde. Son impact, notamment sur l’environnement et le climat, peut être proportionnellement moindre en raison de distances plus réduites et d’un moindre et recours à l’avion, mais il est certainement important.
[4] : les chiffres officiels font état de quelque 6 milliards de déplacements intérieurs en 2019, ayant généré des revenus à hauteur de 5 730 milliards de CNY, soit environ 735 milliards d’euros ; la Chine a reçu en 2019 quelque 145 millions de touristes extérieurs ayant généré environ 33 milliards d’euros de recettes.
[5] : les statistiques chinoises sont malaisées à interpréter car elles distinguent mal entre les différents motifs de voyages ; elles tendent aussi à inclure les visiteurs de Hong Kong, Macao et Taiwan dans les touristes internationaux par opposition aux touristes 国内 (guόnèi), c’est-à-dire de l’intérieur du pays. Pour cette raison, on parlera de touristes intérieurs et extérieurs plutôt que de touristes chinois et étrangers. Les touristes extérieurs peuvent être chinois, de Hong Kong en particulier.
Quand les vacanciers et les touristes sont bien là : sur la Costa Brava (Espagne) en 2006 (photo Wikimedia Commons), au Taj Mahal d'Agra (Inde) en 2014
Cette « massification du tourisme » résulte au premier chef de l’enrichissement relatif d’une partie importante de la population mondiale, fruit de la croissance économique. Mais elle est aussi rendue possible par la baisse tendancielle du prix du transport aérien depuis cinquante ans – y compris mais pas seulement sous sa forme low cost – et par les plateformes de réservation de logement en ligne (Airbnb, Booking.com et autres) qui ont considérablement développé l’offre d’hébergement. A côté des hôtels au sens large, les particuliers se sont lancés à grande échelle dans l’accueil des touristes, ce qui a tiré les prix à la baisse.
Un petit hôtel de Gili Air (NTB, Indonésie) en 2014, un resort de Moorea (Polynésie française) en 2019
Une industrie lourde dont les effets négatifs sont de plus en plus clairs.
Tous les effets du tourisme de masse ne sont certes pas négatifs, il s’en faut. N’en déplaise aux nostalgiques du bon vieux temps où le tourisme était le fait d’une élite privilégiée, ce tourisme de masse a :
- permis à plus d’un milliard de terriens de découvrir d’autres contrées et – espérons le – de s’ouvrir davantage à d’autres peuples et d’autres cultures ;
- permis à des centaines de millions d’hommes et de femmes de trouver un gagne-pain principal ou complémentaire et d’échapper ainsi à la pauvreté sans devoir quitter leur pays ; ceci vaut particulièrement pour des pays d’Amérique centrale, d’Asie du sud et du sud-est et du Pacifique qui ont peu d’autres ressources.
Venise en 2014 ; les backwaters du Kerala à Alappuzha (Aleypey, Inde), la "Venise de l'Orient" en 2013 ; Ganvié, la "Venise du Bénin" en 2015 ; Tai O sur l'île de Lantau, la petite Venise de Hong Kong en 2020
Mais le prix de ce tourisme de masse est très lourd :
- pour les voyageurs eux-mêmes, qui consomment à haute dose des voyages dénaturés où l’aventure, la découverte et le contact avec le pays hôte sont absents ou réduits au minimum ; malgré tous les efforts de diversification, le tourisme international reste très concentré sur des espaces restreints atteints d’overdose touristique massive ; des sites naturels ou historiques entiers sont privatisés et réservés à une clientèle payante dument canalisée ; le phénomène est ancien – que l’on songe à M. Perrichon sur la Mer de glace – mais les réseaux sociaux peuvent le pousser au point de rupture lorsqu’ils indiquent le point précis où il faut se rendre à une heure dite pour prendre des selfies et recevoir des likes ; cette concentration est particulièrement marquée en Chine où des milliers de sites naturels et historiques sont clos et payants, alors que la terre est réputée appartenir au peuple ; sur tel site splendide du Yunnan, un mur a été construit en bord de route pour que la vue des glaciers soit réservée aux touristes payants ; le camp de base tibétain de l’Everest, à 5 000 m d’altitude, n’y avait pas échappé lorsque l’auteur l’a visité ;
Le mur qui rend la vue payante près de Zhongdian (au Yunnan, rebaptisée "Shangri La" pour attirer les touristes) en 2009 ; le désert de Badain Jaran (Mongolie intérieure, Chine) converti en attraction touristique (photo de 2013)
- pour les habitants de ces hauts lieux du tourisme de masse qui ont le choix (l’ont-ils encore vraiment ?) entre subir des nuisances massives et déguerpir. A Paris, à Barcelone, à Prague, à Venise, à Lisbonne, les centres historiques ou des villes entières sont morts à toute vie locale, les habitants ont dû partir pour des banlieues plus accessibles ; la colère monte dans ces villes contre cette dépossession ;
A Prague, à Dubrovnik (Croatie), à Istanbul, à Qufu (patrie de Confucius, Shandong, Chine) il faut se lever très tôt pour ne pas croiser trop d'autres touristes.
- pour le climat et la planète, car les voyages et le tourisme sont une activité fortement carbonée ; l’avion est de loin le principal mode de transport du tourisme international, les transports locaux reposent largement sur l’autocar, les touristes sont de grands consommateurs de climatisation et le reste à l’avenant. L’effet négatif du tourisme et des voyages sur le climat est important, tout comme l’effet négatif sur la pollution de l’air dans les villes ; le tourisme capte une part appréciable de la ressource en eau pour des usages récréatifs – hôtels, golfs, neige artificielle – au détriment des autres usages dont l’agriculture, dans un contexte où l’eau devient une ressource de plus en plus rare ;
Tourisme indien : à Hampi (Karnataka) en 2013, aux jardins de Mandore et à Jodhpur (Rajasthan) en 2014
- la COVID 19 a montré en quelques semaines les effets sanitaires induits par ces migrations de masse : parti de Wuhan en janvier, le virus était partout début mars ; le tourisme et les voyages ne sont certes pas les seuls responsables de sa diffusion mais ils y ont contribué par le brassage de population qu’ils induisent : activité grégaire, le tourisme industriel est un contaminateur privilégié ; il a fallu confiner une grande partie de l’humanité et fermer les aéroports du monde entier pour tenter de freiner sa diffusion ;
- dans ce palmarès des effets négatifs, le développement des croisières recueille sans doute la palme avec des mastodontes marins qui défigurent les sites – Venise notamment – des villes, dont Marseille, qui suffoquent dans la pollution induite par des fuels lourds à haute teneur en soufre – et des croisières qui virent au cauchemar lorsque la COVID 19 s’invite à bord des Diamond Princess, Costa Deliziosa et autres Zandaam [6]. Bien que des incertitudes scientifiques demeurent sur le sujet, les croisières sont visiblement l’un des « super-contaminateurs » qui ont contribué à la diffusion rapide de la pandémie.
[6] : ces trois paquebots ont erré pendant des semaines au large du Japon, de l’Europe, de l’Amérique centrale et de la Floride au printemps 2020 avec des centaines de croisiéristes et de membres d’équipages contaminés. Un quatrième navire, le Ruby Princess, a pu débarquer 2 500 passagers non testés à Sydney en mars, causant l’un des principaux clusters australiens.
L'âge d'or des croisières : le "France", trop gros pour mouiller dans le port de Papeete, faisait escale dans la baie de Vairao, au sud de Tahiti ; un café local en perpétue le souvenir.
Pour un tourisme durable.
La réflexion ne part heureusement pas de zéro. Les acteurs publics et privés ont compris depuis des années la nécessité de réorienter le tourisme et les voyages dans un sens responsable et durable aux plans économique, social et environnemental. Les travaux de l’OMT en font foi.
Mais le compte n’y est pas, loin de là, car les bonnes intentions et les recommandations pèsent peu au regard des dynamiques économiques et des masses financières en cause. En ce sens, l’arrêt forcé du tourisme causé par la pandémie actuelle offre une occasion unique de changer de braquet et de repartir dans la bonne direction (build back better).
L'opposé des croisières commerciales : voiliers Bugis à Makassar (Célèbes sud, Indonésie - photo de Michel Borysewicz en 1992) ; le paquebot Pangrango quitte l'île Babar (Moluques, Indonésie) en 2016 ; un Star Ferry entre Hong Kong et Kowloon en 2020 ; la goëlette la Boudeuse à Paris en 2015 ; un dhow (boutre) devant le yacht du sultan d'Oman à Mascate en 2014
Esquissons brièvement ce que pourrait être ce tourisme durable :
- inévitablement, un tourisme revu à la baisse, sinon par rapport aux volumes actuels, du moins par rapport à la projection des courbes : voyager moins souvent, moins loin, moins longtemps, voyager mieux plutôt que voyager plus, voyager pour s’instruire et non pour « faire » toujours plus de pays et de sites ; des voyages raisonnés plutôt que consommés ;
- un tourisme et des voyages mieux répartis dans l’espace et dans le temps ; le caractère insupportable de l’afflux touristique, notamment pour les populations hôtes, tient souvent à sa concentration sur des lieux restreints et sur des périodes de vacances et de jours fériés ; conditionnés par leur éducation, par les media et par la publicité, les touristes s’agglutinent sur les lieux qu’il « faut » avoir vus, négligeant des paysages remarquables parfois tout proches mais qui ne répondent pas aux canons du tourisme de masse ; cela est particulièrement flagrant en Chine où des panneaux indicateurs bruns signalent les sites reconnus, mais l’observation vaut pour le reste du monde ;
- l’étalement dans le temps pose la problématique des congés et des jours fériés. Ici aussi, la Chine est emblématique avec les grandes migrations annuelles du Nouvel an lunaire (la plus grande migration annuelle mondiale, dont une proportion croissante est touristique) et de la fête nationale ; mais le phénomène est général ;
- un tourisme moins carboné, donc reposant moins sur les voyages en avion (58 % des déplacements touristiques internationaux) et moins sur les véhicules à moteur thermique pour les déplacements locaux, des hôtels de plus petite taille construits pour se passer totalement ou partiellement de climatisation, des remontées mécaniques alimentées par des énergies renouvelables, plus de neige artificielle dévoreuse d’énergie et d’eau ;
"La petite Kepa" (Alor, NTT, Indonésie) en 2016 ; le toit de la paillotte est une chambre d'hôtel, ventilée naturellement et éclairée par un panneau solaire
- quelques croisières peut-être, mais à taille raisonnable, bannissant tout carburant de basse qualité et utilisant autant que possible les énergies renouvelables ;
- enfin et peut-être surtout, un tourisme bénéficiant davantage aux populations qui l’accueillent, surtout dans les pays pauvres : loger les touristes dans les villes ou dans les villages, à la ferme ou chez l’habitant, dans de petits hôtels ou des pensions plutôt que dans de grands hôtels. Il y a là un enjeu économique majeur – canaliser l’argent du tourisme vers les populations plutôt que vers les groupes hôteliers locaux ou internationaux – mais l’enjeu dépasse l’économie : le tourisme et les voyages seront d’autant plus un facteur de compréhension entre les peuples que les touristes seront au contact de la population plutôt que parqués dans des enclaves et coupés des réalités locales. Même s'il n'est pas simple de construire des relations équilibrées entre les touristes et leurs hôtes lorsque l'écart des niveaux de vie est très important.
Le varan de Komodo - représenté ici par un artiste - est l'objet d'une exploitation intensive. "Protégez nous" dit l'inscription en rouge.
Que faire, concrètement ?
Utopique, ce qui précède ? Peut-être, si l’on constate que les réflexions et les préconisations émises depuis des années n’ont pas, ou très peu, fait changer la dynamique du tourisme de masse. On peut craindre que les leçons de la crise actuelle soient très vite oubliées si et quand l’épidémie sera derrière nous et que l’on retombe très vite dans la course aux chiffres et aux profits, quel que soit le coût social et environnemental.
Sur la ligne de front du changement climatique : Tonga en 2019 ; l'aloll de Funafuti à Tuvalu (photo Maxisciences.com) ; la mer de Barents (nord de la Russie) prise en glace en 2019
Il n’y a pas de fatalité, pourtant. Il est possible d’agir et d’être efficace, mais sous deux conditions préalables :
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- que les Etats et les organisations internationales prennent leurs responsabilités. Oui, il faut persuader, éduquer et convaincre mais cela ne suffit pas. Vu les enjeux économiques, écologiques et sociaux, il faut aussi réglementer, interdire quand il le faut et surtout imposer un signal – prix aux décideurs privés quand c’est nécessaire. C’est particulièrement le cas lorsque ceux-ci ne supportent pas naturellement les conséquences, sociales ou environnementales, de leurs choix. Il faut alors faire prévaloir le principe pollueur-payeur et internaliser les externalités pour faire cesser les investissements ou les pratiques non durables ou carrément prédateurs. Dans les cas les plus graves, il faut interdire (les cars de tourisme diesel dans les centres historiques). Dans les autres, il faut imposer un malus aux activités non durables et encourager financièrement les bonnes pratiques. La création ou le maintien des emplois ne sauraient tout justifier : construire des paquebots de croisière pour 5 000 passagers fonctionnant au fuel lourd est presque aussi contraire aux objectifs de développement durable et à ceux de l’accord de Paris sur le climat que financer des centrales à charbon dans des pays en développement. Ce n’est plus acceptable.
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- que les gouvernements y travaillent entre eux, dans le cadre de l’Union européenne et des organisations internationales, particulièrement mais non exclusivement l’Organisation mondiale du tourisme, afin de diffuser des normes et des bonnes pratiques communes ; des actions nationales non coordonnées auraient pour effet de pénaliser les acteurs du ou des pays concernés et de détourner les flux et les profits vers les pays ne prenant pas de mesures comparables, pour un bénéfice net très faible. Il n’y a pas de solution nationale à un problème mondial.
Ceci étant posé, voici dix propositions pour faire bouger les lignes :
- Décourager progressivement les déplacements touristiques par avion en imposant une compensation carbone croissante tant que l’avion à hydrogène – à l’hydrogène propre s’entend - ne sera pas une réalité. Ceci particulièrement pour les trajets aériens courts pour lesquels le train (2 % des trajets touristiques internationaux seulement) est une alternative crédible. Accompagner ces mesures de campagnes de persuasion décourageant l’usage de l’avion pour les déplacements touristiques, en particulier de courte durée (week-ends).
A Jaipur (Rajasthan) en 2014 ; sur la plage de Ganpatipule (Maharashtra) en 2013 ; montée au monastère de Hem Kund (Uttarakhand, Inde) en 2015. Bas carbone certes comparé aux touristes qui font l'ascension de Hem Kund en hélicoptère ; mais les animaux utilisés pour le transport des touristes sont souvent maltraités, mal nourris et malades ; des ONG oeuvrent pour les soigner et pour promouvoir un traitement plus éthique.
2. Interdire (notamment dans les villes) ou pénaliser par un malus les autocars de tourisme à moteur thermique, en commençant par ceux qui ne répondent pas à la norme antipollution la plus récente.
le Capitole, qui reliait jadis Paris à Toulouse à 200 km/h ; en gare de Chengde (Hebei, Chine) en 2012 ; sur le plateau tibétain entre Golmud et Lhassa en 2013 ; en gare de Yogyakarta (Indonésie) en 2016 ; en gare de Novosibirsk Glavny sur la ligne du Transsibérien en 2018 ; le train sucrier de la côte de corail à Viti Levu (Fidji) en 2019
3. En contrepartie, adresser un signal prix positif et faire une promotion active des voyages touristiques par le train. Et maintenir en vie les petites lignes qui sont une attraction touristique en soi et amènent les touristes au plus près des sites.
4. Encourager – par des campagnes de persuasion et un cadre fiscal attractif – la découverte des villes par des moyens non polluants : autobus électriques, tramways, vélos de location, marche à pied.
Transports carbonés : camions sur la Karakorum Highway (Pakistan) en 2007 ; un jeepney à Manille en 2015, un autocar à Samoa en 2019
Transport zéro-carbone à Yogyakarta (Indonésie) en 2016 ; pour respirer un peu car la circulation de voitures et de motos est intense.
5. Proscrire les navires de croisière utilisant des fuels lourds ou à haute teneur en soufre. Organiser le raccordement électrique des navires à quai au réseau électrique.
Des hôtels de charme dans des demeures historiques (Heritage hotels) à Mysore et à Pondichéry (Inde). Restaurer plutôt que reconstuire à neuf.
6. Encourager – par un régime fiscal favorable et une labellisation – les hôtels à réduire leurs dépenses de chauffage et de climatisation.
Maison sibérienne à Irkoutsk (Russie) en 2011 ; campement de yourtes kazakh authentique (loge des éleveurs et non des touristes) près du lac Khoton, à l'extrême ouest de la Mongolie en 2018
7. Encadrer les plateformes électroniques de location de logements et limiter le recours à ces locations – ou l’assortir d’une obligation de compensation en mètres carrés de logement social – afin de freiner l’éviction des citadins par les touristes.
Tourisme de mémoire : la nécropole du Hartmannswillerkopf (Haut-Rhin) en 2017 ; monument aux morts de la "Grande guerre patriotique" à Almaty (Kazakhstan) en 2018 ; le cimetière de Stanley à Hong Kong en 2020
8. Encourager – par un régime fiscal favorable et des campagnes de persuasion – le tourisme chez l’habitant, l’éco-tourisme, l’agro-tourisme, les diverses formes de tourisme à thème, dont le tourisme de mémoire. Ceci contribue à mieux répartir les flux et les revenus du tourisme sur le territoire.
A Bodh Gaya (Bihar, Inde, lieu de l'illumination du Bouddha) en 2013 ; Saint Clément d'Ohrid (v. 840 - 916), vénéré en Macédoine ; la mosquée Al Azhar au Caire en 2015 ; sur le bord du Gange à Rishikesh (Uttarakhand, Inde) en 2015
9. Encourager le « verdissement » des pèlerinages et des villes de pèlerinage qui drainent un public important : plus de 300 millions de pèlerins par an. Appuyer en particulier – comme le fait l’Union européenne, le Green Pilgrimage Network, réseau mondial de villes de pèlerinage de toutes les confessions fondé en 2009 sous l’égide de l’Alliance for religions and Conservation (ARC).
La plage de Waikiki à Honolulu (Hawaii - photo www.goodfreephotos.com ) ; une plage de Lombok (NTB, Indonésie) en 2014
10. Endiguer l’artificialisation des sols à des fins touristiques (hôtels, parcs de loisirs, routes, aéroports, marinas …) en refusant les projets ne prévoyant pas une compensation pour les sols appropriés.
Construire avec de l'argile et des techniques traditionnelles pour économiser du sable (lequel manque de plus en plus) et de l'énergie : une "Voûte nubienne" (https://www.lavoutenubienne.org/ ) et le village du lac rose près de Dakar en 2014
La pente est raide et les objections aisément prévisibles : « ce n’est pas réaliste ! », « vous voulez tuer la poule aux œufs d’or ! », « vous allez achever des compagnies aériennes déjà exsangues avec la pandémie », « vous allez détruire des millions d’emplois », etc.
Ces arguments seraient recevables s’il était proposé ici de mettre fin ou de réduire drastiquement le tourisme et les voyages, ce qui n’est pas le cas. Il est proposé de les réorienter, en réduisant sans doute leur volume mais surtout en faisant le choix d’un tourisme de qualité, créateur de richesse – matérielle et morale – et d’emplois durables. Après tout, there are no jobs on a dead planet. Ne perdons pas de vue les coûts de l’inaction.
Les photos sont de l'auteur ou de sa famille, sauf mention inverse dans les légendes.