Lettre de Dili

Publié le par Ding

L’extrémité orientale de Timor et l'ile Jaco, vues du détroit de Wetar (février 2016)

L’extrémité orientale de Timor et l'ile Jaco, vues du détroit de Wetar (février 2016)

En feuilletant l’atlas de mon enfance, j’avais été intrigué, non par le fait que la partie orientale de Timor appartînt – à l’époque – au Portugal [1], mais par l’existence de l’enclave d’Ambeno – capitale : Ocussi, parfois écrite Oecussi – petit morceau de Timor portugais isolé sur la côte, dans la partie indonésienne de l’île [2]. Bien entendu, Ocussi a été intégrée à l’Indonésie lors de l’annexion de Timor-est, en 1976 [3], mais ma curiosité n’avait pas disparu pour autant. Timor-est venant d’être ouvert aux étrangers après quinze ans de guerre civile, il n’en fallait pas plus pour me décider.

C’est ainsi qu’un matin, ayant affrété un minibus et roulé deux heures sur une route défoncée, je me suis retrouvé dans la rue principale d’Ocussi, entre deux rangées de lauriers roses. Presque pas de voitures et des rues vides : une vraie ville fantôme. Avec tout de même quelques rappels discrets d’une lusitanité mourante : de vieux canons rouillés, une inscription en portugais sur l’hôpital. Et surtout, sur la plage, un petit monument : une croix de coquillages, un blason et une plaque en portugais : « ici débarquèrent les Portugais, 18 août 1515 ». Et cette phrase : « vous êtes ici au Portugal » qui, rétrospectivement, en dit long sur le destin des empires.

Cuite de soleil, à moins de 500 kilomètres de l’Australie, Timor est l’une des îles les plus reculées et les plus pauvres d’Indonésie. Sur ces montagnes abruptes et ravinées, les paysans produisent difficilement une maigre subsistance. Les Timorais distinguent la « disette ordinaire » qui revient chaque année avec la soudure, la « disette extraordinaire » et la « vraie famine ». Celle de 1977-79, amplifiée par la guerre civile, fit 100 000 morts. Chiffre effrayant, le sixième de la population de Timor-est.

Dili, pourtant, est une petite capitale provinciale un peu somnolente mais presque prospère. Ici, les souvenirs du Portugal sont partout : le plan est en damier, les rues s’appellent toujours d’Albuquerque ou Carvalhos, le palais du gouverneur respire une latinité de bon aloi. Certaines maisons ont un cachet portugais indéniable, telle celle où s’est installée l’amirauté. On peut encore lire, mal effacé, le nom du propriétaire précédent : Associaçao Commercial Chineza de Timor. Et le marché s’appelle toujours Mercado municipal. Tout cela montre que l’Indonésie a le souci de respecter quelques coutumes locales. L’inamovible gouverneur, le Senhor Mário Carrascalão, est d’ailleurs un Timorais de souche [4].

Mais le tableau s’assombrit quand on va vers l’est, vers Manatuto,  Baucau (ex-Vila Salazar) et enfin Los Palos, au bout de la route et presque au bout du monde. La pauvreté est plus criante. L’Indonésie a bien construit des routes, des dispensaires et des écoles dont les Portugais s’étaient peu souciés. Mais, au quotidien, elle se montre sous les traits d’une armée omniprésente qui, sous couleur de lutter contre les quelques irréductibles qui battent encore la montagne, présentent tous les caractères d’une armée d’occupation [5]. Les militaires sont partout, en tenue de combat et armés.

J’en ai eu l’illustration dimanche matin [6], près de Manatuto. Sur la route, entre deux rizières (les rizières sont rares à Timor), une patrouille passait. Image classique de guerre coloniale que ces soldats en file indienne, en treillis léopard, l’arme prête à servir. En contrehaut, dans un petit cimetière de village, des femmes en noir – vision si latine et peu indonésienne – se tenaient sur les tombes de leurs proches, dont plus d’un sans doute était morts au combat et, en silence, regardaient passer les soldats [7].

Je me trouvais la veille, au cimetière du village de Sainte Anne, près de Dili. Un vrai cimetière marin, enclos dans son mur blanc, à cent mètres de la baie. Toutes les épitaphes, sauf une, étaient en portugais, ce qui autorise quelques hardiesses. Ainsi cette inscription sur la tombe d’un père famille « massacré à Aileu [8]» appelle à la prière « pour les âmes de tous les innocents massacrés » - et Dieu sait s’il n’en manque pas ici. Une jeune veuve en noir était venue fleurir la tombe de son mari. A côté d’elle, deux garçons – trois et cinq ans peut-être – la regardaient faire sans mot dire, mais les yeux bien graves pour leur âge. Comprenaient-ils ? Le tout dans la fraîcheur du vent et de la mer, à l’ombre d’une haie de lauriers roses. Après quinze ans d’une guerre oubliée, la paix règne à Timor-est, c’est vrai. Mais elle règne sur une terre presque vide, où les cimetières sont pleins [9].

 

 

[1] : Rappel historique : colonie portugaise depuis le 18ème siècle, Timor-est fut annexé par l’Indonésie en juillet 1976, deux ans après la révolution portugaise des œillets. Un conflit intérieur a opposé un mouvement politique, l’U.D.T.,  favorable au rattachement à l’Indonésie, et un mouvement indépendantiste, le Fretilin. Une guérilla indépendantiste s’est poursuivie pendant toute la période où Timor-est était la 27ème province de l’Indonésie. Après la chute du régime de Soeharto, en 1998, un referendum a été organisé en 1999 et Timor-est est devenu en Etat indépendant en 2002. Le conflit meurtrier qui a préludé à l’indépendance a conduit les Nations Unies à envoyer une force à Timor-est et à fournir un appui important au nouvel Etat. Lors de mon voyage, en 1990, l’Indonésie contrôlait à peu près Timor-est même si un petit mouvement de guérilla subsistait dans les montagnes. De graves violences ont repris l’année suivante (massacre de Santa Cruz, 12 novembre 1991) et la domination indonésienne a fait l’objet de campagnes nombreuses à l’étranger jusqu’au referendum d’autodétermination. (Cette note et les suivantes ont été insérées en 2018.)

 

[2] : 124° 18’ E, 9° 20’S, sur la côte nord de Timor. Ocussi est donc une enclave. Pour rejoindre Dili par la route (ou plutôt par la piste), il faut quitter Timor-est et passer par Atapupu, à Timor-ouest.

 

[3] : intégrée sous le nom de régence d’Ambeno à la province de Timor-est (chef-lieu Dili) et non à la province des petites îles de la Sonde orientales (Nusa Tenggara Timur, chef-lieu Kupang). L’appartenance d’Ocussi à Timor-est était donc admise par l’Indonésie nonobstant l’annexion. La frontière entre les possessions néerlandaises et portugaises, définie par la Cour permanente d’arbitrage en 1914, subsistait comme frontière provinciale à l’intérieur de l’Indonésie.

 

[4] : Mário Viegas Carrascalão (1937 – 2017), co-fondateur de l’Union démocratique de Timor (UDT, pro-indonésienne) en 1974, puis diplomate indonésien, puis gouverneur de la province indonésienne de Timor-est de 1983 à 1992, puis ambassadeur indonésien. Fondateur d’un nouveau parti en 2000, il a rejoint le gouvernement du nouvel Etat après l’indépendance et a exercé les fonctions de vice-premier ministre en 2009 et 2010. Lors de son mandat de gouverneur de la province indonésienne de Timor-est, il avait essayé de rétablir le dialogue entre les forces politiques pro-indonésiennes et indépendantistes en conflit. Mais son mandat fut marqué par le massacre de Santa Cruz, à Dili, qui ouvrit la voie à la phase finale du combat pour l’indépendance.

 

[5] : cette occupation avait des conséquences inattendues, y compris économiques. A cette époque, on ne trouvait en Indonésie que de la bière nationale, Anker et Bintang. Sauf dans la province de Timor-est, où l’on pouvait facilement trouver de la Tiger Beer importée de Singapour. Les militaires avaient monté leur réseau d’importation.

 

[6] : 29 juillet 1990. La scène se passe sur la grande route qui relie Dili à Baucau et Los Palos, à proximité de Manatuto (126° 01’ E, 8° 31’ S).

 

[7] : ce face à face muet mais hautement symbolique entre une armée occupante et des femmes vêtues de noir,  dans un cimetière de village, m’avait d’autant plus impressionné qu’il reproduisait, à plus de 45 ans et de 10 000 km de distance, un épisode de la résistance en Corrèze raconté par André Malraux : «sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes (…),  les femmes noires de Corrèze, immobiles du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe des siens, l’ensevelissement des morts français » (discours pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, 19 décembre 1964).

 

[8] : village situé à 47 km au sud-ouest de Dili, dans la montagne.

 

[9] : les violences ont repris après le massacre de Santa Cruz (plus de 200 morts, novembre 1991) et ont été particulièrement sanglantes après le référendum d’auto-détermination de 1999, les milices pro-indonésiennes tentant de nier le vote favorable à l’indépendance. J’ai pu en voir les traces lors d'une deuxième visite à Timor-est, en 2008.

Je suis retourné à Ocussi et à Dili en mars 2008 - près de six ans après l’indépendance. Tout avait bien sûr beaucoup changé. Voyez l'article Petites îles de la Sonde de mars 2008.

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