Ceram
La nuit tombe sur les grands arbres. L’un après l’autre, les cacatoès cessent leurs rires stridents. Bientôt on n’entendra plus que le crissement continu des insectes – la nuit dans la jungle n’est jamais silencieuse – et le flot du torrent, agréablement froid pour le bain après la marche.
Il reste dix heures de marche pour demain. Mais il fallait s’arrêter car une grotte – une anfractuosité rocheuse plutôt – me protégera de la pluie. Et là, à 1 200 mètres d’altitude seulement, il ne fera pas trop froid.
Avoir pour guide un montagnard se révèle précieux. En quelques minutes, il a cueilli des palmes de rotin pour faire un matelas. Il a coupé à la machette de grosses branches, dans lesquelles il taille de petites bûches (l’intérieur du bois est plus sec). De là, il extrait des copeaux pour allumer le feu car des brindilles seraient trop détrempées. Avec huit branches longues, il construit une sorte de chevalet. Le bois, ainsi placé au-dessus du foyer, séchera peu à peu. Dans une demi-heure, un repas chaud sera prêt – riz, sago et sardines à la tomate -, particulièrement réconfortant. Après, il n’y aura plus qu’à écouter le bulletin de Radio France (midi à Paris) et à s’endormir. Demain matin, lever à 5 heures 30, un café et départ à l’aube, à 6 heures 5.
Marcher en montagne et en forêt n’est pas aisé. Tout est eau, boue et humidité. L’air est saturé de vapeur d’eau. Tout est vert, à perte de vue. Sur ces pentes raides, on est souvent à quatre pattes, à glisser sur les pierres moussues et les racines mouillées. On s’empêtre dans les branches et dans les lianes. Les gués se succèdent. On en sort mouillé, mais propre et rafraîchi. Seul avantage de ces îles aux confins de l’Asie et de la Mélanésie : il n’y a pas de sangsues et peu de moustiques. C’est appréciable.
Deux jours de marche m’ont permis d’atteindre le village de Manusela, au cœur de Ceram. C’est un village comme il en subsiste de moins en moins, dans une petite plaine en partie défrichée, entre deux chaines de montagnes couvertes de forêt. Les rues sont en terre battue, on se lave à la rivière et toutes les cases sont en rotin, avec des toits de palmes. De petites cultures fournissent une alimentation suffisante mais monotone : manioc, patates douces et fruits. Je loge, comme à l’accoutumée, chez le chef du village.
En s’éloignant de la côte, on quitte le monde malais et l’Asie. Les Alfours de Ceram (du portugais alifuro : sauvage [1]) sont noirs et crépus. Leurs traits sont proches de ceux des papous de Nouvelle Guinée, à moins de 200 kilomètres de Ceram. Naguère chasseurs de têtes redoutés, ils ont été refoulés vers l’intérieur par les migrations malaises. On assure, à Amboine [2], que les Alfours peuvent traverser les airs en quelque s secondes, venir boire une bière fraîche et repartir comme ils sont venus. J’aurais aimé en faire autant pendant ces longues journées de marche mais ce n’est pas à la portée de tout le monde.
[1] : l’origine du terme Alfour est controversée et ne remonte pas nécessairement au portugais (cette note et les suivantes ont été insérées en 2018).
[2] : Amboine, plus connue aujourd’hui sous son nom indonésien d’Ambon, sur l’île éponyme, est la ville principale et le chef-lieu de la province indonésienne des Moluques.
Notes complémentaires :
- L’ile de Ceram (variante : Seram), 17 100 km², est la plus grande île de la province indonésienne des Moluques (Maluku), dans l’est de l’Indonésie.
- Voyez aussi le journal détaillé du voyage à Ambon, Banda, Saparua et Ceram (janvier 1992).
- Crédits photos : la première et la dernière photo qui illustrent cet article ont été prises par Michel Borysewicz; les autres proviennent de sites et blogs qui en sont remerciés : Indonesiakaya, Wisatamelayu, 3.bp.blogspot, et à nouveau Indonesiakaya.