La route des Pamirs
1 - Construite par des ingénieurs soviétiques peu après 1930, la route des Pamirs longeait les frontières de l'U.R.S.S. avec la Chine et l'Afghanistan. Sans grand intérêt économique, elle permettait: de défendre l'arrondissement autonome du Gorno-Badakhchan, région montagneuse située à l'est du Tadjikistan, aux confins de l'Empire. L'U.R.S.S. consolidait ainsi l'entreprise de conquête menée au siècle précédent par les officiers du Tsar aux dépens des Britanniques venus des Indes et d'Afghanistan. L'une des plus élevées du monde, la route M 41 de l'U.R.S.S. s'étire sur 728 km depuis Och, dans la Ferghana kirghize, jusqu'à Khorog, où elle rejoint la frontière tadjiko-afghane. Onze ans après la fin de l'U.R.S.S., alors que les gardes-frontières russes cèdent peu peu la place à leurs collègues tadjiks, ce remarquable ouvrage se dégrade peu à peu. La chaussée (le mot français est passé en russe: "Pamirskoie chosse") reste bonne par endroits mais elle n'est plus qu'une piste défoncée là où le gel et les glissements de terrain ont fait leur œuvre. Les véhicules y sont rares: des camions qui apportent l'aide alimentaire des Nations Unies à ce plateau désolé, quelques jeeps de fabrication soviétique rafistolées année après année. Nous avons croisé, en tout et pour tout, une voiture étrangère en cinq jours. Les premiers kilomètres sont presque riants: la vallée de la Ferghana est le grenier et le verger de l'Asie centrale. Mais les Pamirs émergent bientôt au sud. La route monte et serpente, le paysage devient austère. Une fois franchi le col de Taldyk (3 615 m), on entre dans un autre monde: plus un arbre, un plateau battu par les vents et dominé, au sud, par le Pic Lénine (7 134 m) et nombre de sommets de taille respectable. Sary Tash, notre première étape, toujours au Kirghizstan, est un village du bout du monde. Des maisons blanchies, comme sur le plateau tibétain. De gros tas de briques de bouse séchée constituent l'unique réserve de combustible. Une très modeste auberge fournit des matelas à même le sol et sert un alcool bon marché. Le cimetière est au bord de la route peut-être pour épargner l'ennui aux défunts. Une autre route coupe la nôtre: elle vient de Douchanbe, à l'ouest, en traversant des provinces encore peu sûres malgré la fin de la guerre civile tadjike et continue vers l'est, jusqu'à Kashgar; le Xinjiang ou Turkestan chinois ("le Ouighouristan" disent ici certains) n'est qu'à 78 km. |
Après une nuit fraîche, à 3 200 m, nous repartons en jeep vers le sud. 45 km et cinq contrôles des passeports plus tard, nous passons le col de Kyzyl Art (4 280 m), frontière tadjike et porte d'entrée du Gorno-Badakhchan. Le plateau qui suit est d’une beauté sauvage. |
Nous longeons le grand lac Karakul (3 914 m), à ne pas confondre avec un autre lac du même nom, beaucoup plus petit mais plus connu des touristes, sur la route du Karakorum, en Chine toute proche.
La route traverse un désert de rocaille entrecoupé de portions de steppes d'herbe rase, sur lesquelles des nomades, kirghizes, passant l'été sous la yourte, font paître de petits troupeaux. Le col Akbatjal (4 655 m), franchi dans l'après-midi, est le point culminant du voyage.
Le plateau entre Murgab et Khorog
La région la plus désolée est traversée le troisième jour, après une nuit à Murgab (3 580 m). A plus de 4 000 m d'altitude, c'est un désert complet, parsemé de quelques lacs salés. Il y fait chaud malgré l'altitude. Le Pic Karl Marx nous domine de ses 6 847 m. |
On redescend enfin, après 600 km de route, le long de la rivière Ghunt. La vallée paraît presque idyllique avec ses arbres - oui, des arbres ! - son eau verte et ses prairies. L 'humanité reparaît, mais ce n'est plus la même : les Kirghizes turcophones, d’apparence presque chinoise, ont laissé la place aux Tadjiks persanophones au profil indo-européen.
2 - Khorog, porte de l' Afghanistan, est un curieux avant-poste de l' ex-empire, au fond d'une vallée abrupte. La statue de Lénine, sur la place, est écrasée par la muraille de granit. De sordides H.L.M. soviétiques étalent leur décrépitude. Le parc du peuple retourne un peu à l'état sauvage. Une toute petite piste d'aviation est coincée entre la route et la rivière : âmes craintives s'abstenir. Les femmes vendent de modestes denrées sur le bazar. Les hommes palabrent à longueur de journée : si l'on n'est ni fonctionnaire ni employé de la fondation Aga Khan - la providence de ce bout du monde -, il n 'y a pas de travail. Les slogans du Président tadjik sont partout pour l'édification des masses. Un fier soldat de bronze, baïonnette au canon (est-il russe ou tadjik ?), tend le bras vers l'Afghanistan tout proche. Mais les Soviétiques sont partis, la guerre civile tadjike a pris fin en 1997. Malgré la crise afghane et les enjeux stratégiques de l'Asie centrale, le Gorno-Badakhchan semble sorti de l'histoire et Khorog n'est plus qu'une petite préfecture oubliée.
De Khorog à Kalaikhum, la route M 41 longe sur 235 km la rivière Piandj (1). Pendant dix heures, nous regardons l'Afghanistan, sur la rive opposée, sans pouvoir y prendre pied, faute de pont. Des chemins muletiers et de beaux villages, épargnés par la tôle ondulée, mais aucune route du côté afghan. Un peu d'agriculture, là où le relief le permet. Les deux versants, afghan et tadjik, sont bucoliques par endroits, mais toujours dominés par des escarpements imposants. La population et les nombreuses patrouilles tadjikes ne manifestent aucune nervosité apparente. Pourtant, cette frontière est sensible: des quantités de drogue considérables, destinées à la Russie, la franchissent en permanence et les accrochages entre contrebandiers et gardes-frontières russes ou tadjiks sont fréquents. Quelques carcasses de blindés rappellent les combats de la guerre civile mais nous passons sans encombres, avec une sage lenteur. |
(1) : le Piandj est l’une des deux rivières - l’autre est le Vakhch - dont la réunion donne l’Amou Daria, l’un des grands cours d’eau d’Asie centrale.
3 - Kalaikhum, dernière localité sur la frontière afghane, évoque Khorog en plus modeste encore. L'auberge, avec son unique chambre, est tenue par une famille russe établie depuis la guerre d’Afghanistan. Nous sommes accueillis avec une gentillesse , démonstrative. Un grand plat tadjik ou tout le monde (comprendre: tous les nommes) puise à pleines mains, arrosé de vodka, cimente l'amitié entre les peuples. Ces Russes ont embrassé ce Tadjikistan qui est devenu toute leur vie et dénigrent l'Ouzbékistan voisin. Avec la fraîcheur de l'altitude, ce village perdu serait presque délicieux mais la réalité se rappelle à nous le lendemain matin : pour être autorisés à poursuivre notre route, nous devons présenter nos passeports au KGB local. Ces bureaux sombres, protégés par des murs bien clos et baignant dans une odeur de fosse septique, sont occupés par des gaillards patibulaires, de vrais têtes de tueurs sorties d'un mauvais film. L'endroit est sinistre et l'on frémit en pensant aux interrogatoires que l'on devine.
Encore