Uttarakhand
Cet article est dédié à Nicole, une de nos lectrices les plus fidèles, éprise de grands voyages, qui nous a quittés quelques jours trop tôt pour le lire et pour en parler.
Les montagnes de l’Uttarakhand sont assez peu connues en France, même chez un public familier de voyages ou de montagnes qui saura mieux situer le Ladakh et l’Himachal Pradesh à l’ouest ou le Népal à l’est. L’Uttarakhand, « le pays du nord », est certes une création récente : cet état indien fut fondé en 2000 seulement en réunissant les divisions de Garhwal et de Kumaon qui appartenaient jusque là à l’Etat le plus peuplé de l’Inde, l’Uttar Pradesh.
Pour les Indiens, en revanche, ces montagnes sont célèbres et attirent des foules importantes. Le Nanda Devi (« la déesse joyeuse », 7816 m) est le deuxième plus haut sommet de l’Inde (après le Kanchenjunga, sur la frontière est du Népal). Les pics de plus de 6 000 ou 7 000 m s’y comptent par dizaines. Les deux fleuves les plus sacrés de l’Inde, le Gange et la Yamuna, prennent leur source dans ses glaciers avant de descendre vers la plaine et de confluer à Allahabad. Même si certaines montagnes sacrées de l’hindouisme (ex : le Mont Kailash) ne s’y trouvent pas, l’Uttarakhand est connu des Indiens comme Dev Bhumi, la terre des dieux. Des centaines de milliers d’Hindous s’y rendent chaque année en pèlerinage. Les Sikhs ne sont pas en reste puisque l’un de leurs sites les plus sacrés s’y trouve, le sanctuaire de Hem Kund. Les musulmans, si nombreux en Uttar Pradesh et dans le reste de l’Inde, sont en revanche moins visibles : ni mosquées ni chant du muezzin dans ces montagnes. Les Bouddhistes sont en très petit nombre : quelques milliers de Bhotiya, tribus d’origine tibétaine partiellement bouddhistes, et quelques milliers de réfugiés tibétains.
Le voyageur qui se rend dans ces contrées pendant la mousson d’été doit pourtant être prévenu : il ne verra pas les sommets de Garhwal et de Kumaon, pas plus qu’il ne verrait l’Everest ou l’Annapurna, sauf à prendre un vol touristique, s’il se rendait au Népal en cette saison. Les sommets sont cachés en permanence par les épaisses masses nuageuses venues de l’océan indien qui viennent buter contre la chaîne de l’Himalaya et se résolvent en pluie. On sent leur présence, la puissance des rivières qui dévalent atteste de l’existence des glaciers mais on n’entrevoit ceux-ci que quelques minutes dans le meilleur des cas, à la faveur d’une déchirure des nuages.
Un sommet aperçu quelques instants entre Govind Ghat et Ghangaria. C'est exceptionnel pendant la mousson.
Que voit-on à défaut des sommets ? En fait, beaucoup de choses.
- En partant de la plaine du Gange dont on quitte avec soulagement la chaleur lourde, les premières collines de la chaine des Sivalik apportent de belles cultures en terrasses dans les zones déboisées et des forêts de pins, parfois d’eucalyptus, sur les parties hautes de ce piémont himalayen. Celles-ci culminent à 2 500 m environ.
- Pour profiter du climat d’altitude et … d’une pluie et d’un brouillard qui leur rappelaient leur pays, les Britanniques avaient installé sur ces collines des stations de repos. Si Shimla et Darjeeling, les plus connues, se trouvent dans d’autres Etats, Mussorie et Nainital sont bien situées en Uttarakhand et sont très prisées des vacanciers indiens. Une troisième station, Ranikesh, présente la particularité d’être largement tenue par l’armée indienne qui y entretient de vastes installations. Le visiteur étranger peut passer, voire séjourner, mais il lui est gentiment demandé de ne pas trop photographier.
- En progressant vers le nord, on s’élève dans une zone comprise entre 2 500 et 3 500 m. La forêt étant protégée depuis le 19ème siècle, l’Uttarakhand en est couvert à 65 %. Le marcheur profite donc de la forêt tropicale d’altitude qui le protège du soleil et réduit les risques de glissements de terrain. A partir de 3 000 m, les conifères prennent le relais, notamment la très belle espèce des cèdres de l’Himalaya (cedrus deodara, angl. deodar ) que l’on peut trouver jusque vers 3 800 m sur les versants nord, à l’ubac.
- De 3 500 à 4 500 m on trouve par endroits un vrai trésor, les prairies d’altitude connues localement sous le nom de bugyal, avec une beauté et une diversité floristiques exceptionnelles. Celles-ci sont assez nombreuses mais la vallée des fleurs est la plus connue et peut-être (le point est débattu) la plus belle (voir article séparé).
- Les temples sont bien sûr un point d’attraction majeur du « pays des dieux ». Les pèlerins hindous viennent chaque été par centaines de milliers accomplir le Char Dham, le pèlerinage qui les conduit aux quatre temples situés aux sources des rivières parmi les plus sacrées du pays : Gangotri aux sources du Gange [1], Yamunotri à celles de la Yamuna, Kedarnath aux sources de la Mandakini et Badrinath, avec ses couleurs vives qui lui donnent un air vaguement tibétain, près des sources de la rivière Alaknanda. Le Char Dham peut se faire en voiture, en moto, en hélicoptère (il n’y a aucun aéroport mais les héliports sont nombreux dans ces montagnes) et bien sûr à pied pour les plus convaincus. Une telle migration de masse dans une région reculée et en haute montagne pose des difficultés d’organisation bien réelles. Des toilettes mobiles sont installées partout le long des routes. Les pèlerins – et les simples touristes – ont l’obligation de procéder à leur enregistrement biométrique avant de se lancer sur les routes ou sur les chemins.
[1] : la tradition hindoue considère que les sources du Gange sont celles de la rivière Bagirathi (temple de Gangotri) alors que les réalités hydrologiques auraient plutôt conduit à retenir les sources de la rivière Alaknanda (temple de Badrinath).
- Les Sikhs ne sont pas en reste puisque l’un de leurs sites les plus sacrés, le lac de Hem Kund est situé à 4 050 m d’altitude près du village de Ghangaria. Un petit lac de montagne est entouré de sept pics, c’est là qu’un des grands gourous sikhs méditait dans une vie antérieure. Aujourd’hui les fidèles viennent sur ses traces par à peu près tous les moyens possibles : la marche bien sûr, par un sentier bien tracé qui est aisé pour le randonneur expérimenté mais peut être rude pour des citadins plus familiers de bonne chère que d’exercice. C’est pourquoi beaucoup préfèrent monter à cheval (malgré un très bon entretien du chemin, l’odeur équine est tenace …) et quelques uns à dos d’homme (le spectacle fait frémir) ou en hélicoptère (moralement plus acceptable quoiqu’intensif en carbone). Une fois en haut, l’esthétique du sanctuaire est plutôt décevante (entre marché aux poissons et refuge du club alpin) mais le spectacle des dévots dont certains n’hésitent pas à se plonger dans les eaux bien froides du lac est tout à fait édifiant.
L’accès à ces belles montagnes n’est pas une sinécure. Il faut parcourir pendant des centaines de kilomètres des routes de montagnes étroites – chaque croisement doit être minutieusement négocié sur les routes à voies unique – et terriblement sinueuses [2]. Les ingénieurs de la BRO, la Border Roads Organization, organisation paramilitaire indienne qui construit et entretient les routes himalayennes, font des miracles mais les crédits leur manquent pour construire des viaducs et des tunnels à la chinoise : leurs routes serpentent donc à l’infini. Le relief, le gel l’hiver et les pluies de mousson l’été les mettent à rude épreuve. Eboulements et glissements de terrain se succèdent et coupent quotidiennement des routes qu’il faut aussitôt rétablir pour que les villages en amont ne soient pas coupés du monde. Avec des moyens limités, les hommes de la BRO parviennent à rouvrir des routes alors que les pierres continuent littéralement de leur tomber dessus : l’auteur l’a vu sept heures durant près du village de Govind Gath où un éboulement nocturne l’avait pris au piège avec plusieurs milliers de pèlerins et de villageois. La veille, il avait eu droit à une douche gratuite – mais froide - lorsque sa voiture s’était ensablée au passage d’une chute d’eau … (voir journal, 11 et 12 août).
[2] : ces routes himalayennes construites et entretenues avec les pires difficulté se retrouvent des hautes vallées du Pakistan (route du Karakorum) à l’état indien d’Arunachal Pradesh en passant par le Ladakh, l’Himachal Pradesh, l’Uttarakhand, le Népal, le Sikkim et le Bhoutan. Sur l’Himachal Pradesh, on pourra se référer à notre article Kinnaur et Spiti par l’Hindustan Tibet Road paru dans la revue trimestrielle de la Société de géographie, n° 1521, juin 2006, pp 83-89.
Phénomènes climatiques et protection de l’environnement ne sont pas ici des sujets théoriques. Les pluies ravageuses de mousson de l’été 2013, qui avaient tué 5 000 personnes, donnent un tour tragique mais terriblement concret à ce qu’il est convenu d’appeler les phénomènes climatiques extrêmes. La protection de la forêt est de longue date une politique publique d’intérêt majeur, avec un institut réputé sur le sujet à Dehra Dun, la capitale régionale. Plus prosaïquement, la lutte contre les emballages en plastique amenés par les pèlerins et les villageois est un combat constant. Celui-ci a été gagné par les autorités et une ONG locale sur le chemin des pèlerins de Hem Kund, mais gagné au prix fort : une fois des tonnes et des tonnes de plastique récoltées et descendues, il faut employer deux balayeurs à plein temps par kilomètre de sentier pour maintenir une propreté proche de l’irréprochable. Le prochain combat est le bannissement des sacs de plastique que le jute remplacerait avantageusement. Le verdissement des sites de pèlerinage, cause écologique mondiale, trouve ici une belle illustration.
Quand on a parcouru des centaines de kilomètres de lacets et d’épingles à cheveux et transpiré sur les sentiers des pèlerins, que reste-t-il à voir ? Au bout de la route NH 58, à 530 km de Delhi et à 4 km du temple précité de Badrinath, on arrive à Mana (79°30' E, 30°46' N, alt. 3 270 m), connu comme "le dernier village indien" (avant la frontière), situation qui lui vaut beaucoup de visiteurs. Mana était autrefois une étape sur une route de caravanes vers le Tibet, qui franchissait la frontière au col éponyme (alt. 5 608 m). Les Portugais étaient informés de l’existence de cette route depuis le 18ème siècle. Mais cette frontière est hermétiquement close depuis la guerre sino-indienne de 1962 et une garnison indienne, façon « désert des tartares », jouxte le village touristique. La route civile s'arrête là. Une piste monte en lacets vers le nord, mais c'est un "axe militaire" interdit qui se poursuit jusqu'au col de Mana, à une cinquantaine de kilomètres.
A la sortie du village, la rivière sort littéralement d'un gouffre en grondant, c'est le "rocher de Bhima" (référence mythologique) qui attire beaucoup de curieux. Si la voie du nord est fermée, un sentier très bien tracé part vers le nord-ouest et permet de suivre la vallée du torrent Saraswati, c’est l’ancienne route caravanière vers le col de Mana. Quelques pâturages et de jolies fleurs rappellent la vallée des fleurs. Le fond de la vallée est visiblement barré par une muraille rocheuse massive au nord-ouest mais celle-ci se laisse à peine entrevoir tant les nuages de mousson, arrêtés par les sommets, sont épais. Peut- être vaut-il mieux au fond que les ultimes confins indo-tibétains restent enveloppés dans leur mystère. Comme nous l’avions constaté en 2013, le plateau tibétain, tout proche, est malgré tout un autre monde.
Voyez aussi :
- notre article suivant sur la vallée des fleurs ;
- notre journal détaillé de voyage;
- notre album de photos d'Uttarakhand.