Bucovine

Publié le par Ding

La Bucovine est connue sous ce nom depuis 1775, lorsqu’elle fut détachée de la principauté de Moldavie et annexée par l’Autriche des Habsbourg.

Géographiquement, sa physionomie change quand on la parcourt d’est en ouest. Sa portion orientale est une plaine agricole prospère, presque un plat pays, qui suit le cours paisible de la rivière Siret, tributaire du Danube. La collectivisation aidant, les champs sont vastes et évoquent déjà les riches terres noires de l’Ukraine, plus au nord. Lorsqu’on chemine vers l’ouest, les ondulations commencent puis s’accentuent, les collines se font peu à peu montagnes et la forêt fait son apparition : hêtres d’abord (Bucovine signifie « pays des hêtres »), puis épicéas. Ces Carpates du nord restent de hauteur modeste et ne dépassent guère 2 000 m. C’est une montagne aimable qui évoque la Forêt noire. Agriculture et élevage font vivre les plaines et les vallées, l’exploitation forestière est active dans les Carpates. Si le climat est rigoureux l’hiver, le paysage est charmant au printemps pour peu que le beau temps soit au rendez-vous.

L’annexion autrichienne de 1775 ne fut qu’une péripétie parmi bien d’autres. Peu défendue naturellement, marche frontalière de la Moldavie roumaine et du monde slave, proie pour l’Empire ottoman et les ambitions saxonnes, cette province accueillante fut prise et reprise au cours des siècles. Son âge d’or, pour les Roumains, se situe au 15ème siècle, lorsqu’elle fut le cœur de la Moldavie sous le Saint Roi Etienne le Grand (règne de 1457 à 1504), qui résista aux Turcs et érigea force églises et monastères. Avant et après cette apogée, cette région d’antique peuplement dace (roumain) fut conquise et souvent ravagée par tous les conquérants : Polonais, Turcs, Cosaques, Autrichiens, Soviétiques. Les Habsbourg tentèrent, sans succès, d’éradiquer l’orthodoxie et d’imposer la foi catholique.

Ce passé troublé est à l’origine de son principal attrait : pour protéger le peuple orthodoxe contre les invasions, Etienne le Grand et ses successeurs immédiats firent construire plusieurs monastères fortifiés où les touristes se pressent aujourd’hui. Le plan en est simple : un carré d’un peu plus de cent de mètres de côté, de puissants remparts avec des meurtrières, des tours carrées massives qui ont défié le temps et, au milieu, les admirables églises peintes qui ont fait la renommée du pays.

Pourquoi ces fresques fameuses, peintes en quelques années aux 15ème et 16ème siècles ? On ne le sait pas avec certitude. Une explication est que les clercs et les princes voulaient occuper soldats et paysans pendant les longues périodes de siège  tout en contribuant à leur éducation religieuse. Toujours est-il que ces églises ont été peintes de la tête aux pieds : l’intérieur est entièrement couvert de fresques, l’extérieur l’est largement, les toits de bardeaux ayant protégé les précieuses peintures des intempéries, sauf sur les façades les plus exposées, généralement au nord. Le jaune du soufre, le rouge de la garance, le bleu du lapis-lazuli ont étonnamment résisté aux injures du temps et ont gardé leur éclat malgré la minceur du pigment. Toute la Bible, ancien et nouveau testaments, est racontée sur ces bandes dessinées polychromes. C’est une Bible des Carpates, avec des décors de collines et de forêts. Une narration dominée par le souvenir des saints martyrs : vignette après vignette montrent, par centaines, des saints décapités, éventrés ou noyés par l’infidèle, seuls ou en groupes. Les iconostases rivalisent de beauté et de richesse. Sur l’une des fresques, parmi les plus belles, Saint Paul conduit les croyants au jugement dernier à gauche, Moïse amène à droite des incroyants enturbannés sans doute inspirés de ces Turcs, ennemis héréditaires qu’Etienne le Grand combattit sans relâche et, tout saint qu’il fût, fit empaler par milliers.

A cette période faste sinon pacifique, les moines orthodoxes accumulèrent les trésors qu’ils font admirer aujourd’hui : manuscrits enluminés des évangiles saxons, chasubles et ornements sacerdotaux de grand prix. Puis vinrent les temps difficiles : les Autrichiens entreprirent de fermer les monastères et la Roumanie communiste ne fut pas plus clémente. Quelques moines et religieuses s’y accrochèrent jusqu’au bout pour que « pas un jour ne passe sans que des prières soient dites ». C’est seulement depuis la révolution roumaine de 1989 que les communautés religieuses, libérées de ces entraves, sont redevenues nombreuses et prospères. Les monastères attirent les visiteurs qui sont autant de pèlerins et se pressent pour allumer des cierges et baiser les icônes. En ce long week-end de la Pâque orthodoxe, la dévotion s’exprime sans retenue et les cantiques sans fin se font entendre des moindres églises de village, pleines en permanence d’une population endimanchée libre à nouveau de pratiquer sans entraves.

Ces monastères ne sont pas des chartreuses : richement dotés en terres, ils sont installés dans des vallons verdoyants, au cœur de terres agricoles qui fournissent aux moines et religieuses les ressources de l’agriculture et de l’élevage en complément de l’artisanat  sacré. Au printemps, le spectacle des prairies au pied des remparts séculaires, des fleurs des champs et des moutons à la laine fournie est l’image de la douceur de vivre. Il ferait presque oublier ce passé turbulent.

D’un monastère à l’autre, les nouveaux riches de Bucarest se transportent dans de gros 4x4 qui encombrent les routes secondaires. Pour le visiteur non motorisé, les choses sont plus compliquées : il faut combiner des trains hors d’âge, de rares minibus, de l’auto-stop (j’ai été pris et repris avec une grande gentillesse) et de longues marches. Mon trajet préféré fut entre les monastères de Sucevita et de Putna : 18 km de sentiers de montagne avec une nuit pascale confortable dans un grenier à foin perdu en pleine forêt au bord d’un torrent. Les ours et les lynx des brochures touristiques ont eu le bon goût de ne pas troubler mon repos.

Roumaine au sud, ukrainienne et russe au nord, la Bucovine a ses minorités : Rom bien sûr, pauvres parmi les pauvres et tenus à l’écart. Mais aussi, à ma surprise, un étonnant village de Lipovènes, cette communauté de vieux croyants russes, schismatiques de l’église de Russie qui ont essaimé au début du 17ème siècle et  sont aussi connus pour leur présence dans le delta du Danube. Minuscule village russe hors du temps, avec ses hommes barbus et son église démesurée, dont le pope volubile raconte fièrement (en roumain, donc je saisis les grandes lignes) l’histoire, l’originalité doctrinale et la diaspora sur tous les continents.

Divisée depuis le pacte Ribentropp-Molotov, la Bucovine a de fait deux capitales : Suceava, en Bucovine du sud restée roumaine, a hélas souffert de l’urbanisme désastreux de feu Nicolae Ceaucescu et offre plus de laideur que de beauté. La capitale historique de la Bucovine du nord, Chernivtsi, conserve en revanche un centre historique du 19ème siècle, fortement marqué par l’Autriche (elle s’appelait alors Czernowitz) et très avenant avec ses façades classiques repeintes de couleurs vives. Incorporé de force à l’URSS en 1940 comme la Bessarabie voisine, l’oblast de Chernivtsi se trouve désormais en Ukraine indépendante, où je me suis ainsi aventuré pour la première fois.

Lecteur naïf de nos journaux, je croyais l’Ukraine devenue démocratique aux portes de l’Union européenne. Dès la frontière, le choc culturel est brutal :  inscriptions en russe, monuments aux morts de l’Armée rouge dans tous les villages, policiers patibulaires qui interrogent le voyageur sans ménagements, horribles HLM gris des villes russes, voitures soviétiques d’un autre temps navigant entre les nids de poules, alcoolisme nocturne évident: les réminiscences de l’URSS sont partout, mais nulle part aussi fortes que dans l’antique train Moscou-Sofia aux wagons soviétiques dignes d’un musée qui m’a reconduit vers la frontière après une nuit à Chernivtsi.

De là, il ne me restait que deux heures de marche pour quitter l’Ukraine et retrouver la liberté, pardon, la Roumanie. Du moins le croyais-je. Mais mon itinéraire, dans une campagne en fleurs pourtant bucolique, passait trop près d’une frontière matérialisée encore aujourd’hui par une clôture et des miradors. Dénoncé peut-être par des villageois, j’ai eu la désagréable surprise d’être interpellé soudain par deux hommes en civil sortis de nulle part, dont le cheveu ras, le ton rude et les cartes officielles révélaient assez l’appartenance aux organes de sécurité. C’est ainsi que dans cette campagne riante, je me suis trouvé en quasi garde à vue pendant une heure et demie, tandis que l’on statuait au téléphone sur mon cas et que la situation commençait à ressembler à un mauvais rêve. Trente ans plus tôt, les conséquences auraient pu être sévères. Mais les temps ont changé et ma seule punition fut d’être embarqué manu militari dans un autobus local pour être éloigné de la frontière défendue et devoir refaire une longue marche pour retrouver la liberté. Soupir de soulagement pour le Tintin amateur qui  retrouve enfin une Syldavie accueillante après une Bordurie de caricature.

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