Petites îles de la Sonde

Publié le par Ding

Côte sud de la grande île d'Alor (Alor besar)

Côte sud de la grande île d'Alor (Alor besar)

Deux jours à Dili

Dili était, lors de ma visite de 1990, une petite préfecture indonésienne endormie [1]. Quelques bâtiments coloniaux et de rares inscriptions en portugais subsistaient malgré l’interdiction d’employer la langue coloniale. On trouvait des fonctionnaires timorais, dont le Gouverneur, mais le vrai pouvoir était détenu par l’armée, qui réprimait durement les velléités d’indépendance et vivait aux dépens de la “vingt-septième province”. Les cimetières, remplis de tombes d’hommes jeunes, attestaient des violences et des famines des années 80. Cela se voyait au cimetière de Santa Cruz, en plein Dili, où un massacre commis en 1991 allait ouvrir la voie vers l’indépendance. Ces souffrances récentes, je les avais retrouvées dans un cimetière rural proche de Manatuto, avec cette vision d’un dimanche matin de pluie : le face à face entre des villageoises vêtues de noir (tenue si latine et si peu indonésienne) et une patrouille des forces spéciales qui marchait en contrebas. Pas un mot n’avait été échangé mais je n’oublierai pas le regard de ces femmes en noir, chacune sur la tombe de sa propre famille, qui regardaient passer les soldats.

Dix-huit ans plus tard, l’impression est tout autre. Le petit bimoteur qui arrive d’Australie se fraie un chemin sur l’aéroport entre les gros hélicoptères russes des Nations Unies et les hélicoptères lourds couleur camouflage de l’armée australienne. Timor-est est un pays sous assistance et on retrouve ici tous les classiques du genre : les gros 4x4 blancs de l’ONU, nombreux jusqu’à la caricature, qui encombrent les rues défoncées; les bureaux de nombreuses organisations humanitaires; et le restaurant de l’hôtel Timor où des gendarmes portugais patibulaires partagent leur morue et leur vin rosé avec des policiers australiens et néo-zélandais, chacun dans l’uniforme de son pays. Le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, un Indien policé, me reçoit dans le compound de l’ONU, une ville dans la ville avec sa clinique, son supermarché, ses terrains de sport et ses 4x4 blancs garés par centaines.

A l’abri de cette présence étrangère bien intentionnée mais envahissante, la situation reste précaire au moment où le Président Ramos Horta est soigné en Australie après une tentative d’assassinat. Les bâtiments officiels arborent désormais le drapeau timorais et des inscriptions en portugais, mais quelques slogans patriotiques indonésiens mal effacés sont encore lisibles ça et là. Des maisons détruites évoquent les massacres perpétrés par les milices anti-indépendantistes en 1999. Plusieurs camps de « personnes déplacées de l’intérieur » (« réfugiés » en jargon onusien) parsèment la ville, de la sortie de l’aéroport au voisinage immédiat des bâtiments officiels. 100 000  Timorais – 10 % de la population – s’y entassent sous des tentes, malgré le soleil brûlant et les pluies diluviennes,  car ils n’osent regagner leurs maisons parfois toutes proches ou ce qui en reste. Les relations entre les communautés restent tendues. Les familles qui vivaient côte à côte depuis longtemps peuvent aujourd’hui tout craindre des bandes de jeunes désœuvrés à la solde de politiciens ambitieux, qui sèment la discorde : gens de l’est contre gens de l’ouest (de Timor-est), famille contre famille, la peur règne malgré la présence de policiers locaux – encore peu efficaces – et de policiers étrangers, chargés de former les premiers.

Voyant que des retours définitifs sont illusoires, des ONG sont en train de construire des abris “semi-permanents” qui offrent, à raison d’une pièce par famille, un toit, une cuisine collective et des toilettes avec de l’eau, bien rare et précieux. Sur certains sites, ces abris commencent à ressembler à de vrais villages, avec des jardinets et de petits marchés. Sur d’autres, l’attente et la peur restent palpables.

Avec ses bananiers et ses boulainvilliers, Dili ressemble toujours à un village grandi trop vite, mais un village traumatisé qui ne retrouvera pas de sitôt une vie normale. Au delà, dans les campagnes que je ne reverrai pas cette année, tout est à reconstruire. La pauvreté et la malnutrition restent la norme. Des projets de développement sont lancés, le pays peut compter sur de vastes terres agricoles et sur les revenus des hydrocarbures qui commencent à affluer. Mais les Timorais, pour profiter enfin d’une liberté si longtemps refusée et si chèrement conquise, devront oublier la peur et réapprendre à vivre ensemble.

Un jour à Oecussi

Je n'avais pas prévu de retourner à Oecussi, cette enclave de Timor-est dans le Timor indonésien.

Mais voilà : parti de Dili hier à six heures - dès la levée du couvre-feu - j'ai mis près de trois heures à rejoindre Batugade, à la frontière. Belle route côtière mais lente, car souvent défoncée. De l’autre côté de la frontière, à Motaain, une heure d'attente supplémentaire m'attendait car ces messieurs de l'immigration indonésienne ne sont pas très matinaux. Tous les contrôles franchis, une camionnette affrétée m'a permis de rejoindre le minuscule port d'Atapupu, d'où un bateau, m'avait-on dit, partait le mercredi pour Alor.

Las ! Pas de bateau en partance et la capitainerie m'explique que ce service ne fonctionne plus. Deux petits cargos sont en cours de déchargement. Une épave gît au beau milieu du port, la proue émergeant comme pour se moquer de mes espoirs. "Si vous voulez rejoindre Alor, il faudra aller à Kupang", me dit-on. Kupang est distant de 300 km.

Je reprends donc la route pour Atambua, puis Kefamenanu, où je passe la nuit. Kefa, déjà visitée en 1990, donne à peine l'impression d'une ville avec ses jardins et ses nombreux temples protestants. Le soir, après la pluie, il fait noir comme dans un four mais les chorales religieuses qui répètent mettent un peu de vie dans la nuit.

Sachant qu'il n'y aura pas de bateau au départ de Kupang avant un jour ou deux, je me lève tôt ce matin pour retourner à Oecussi, que j'avais visité en 1990. De Kefa, la route s'élève en lacets au milieu des champs de maïs et des jardins. La forêt a été largement déboisée par les cultures, mais c'est une nature luxuriante qui surprend presque dans cette province orientale. Il est vrai qu'il pleut souvent.

Grand progrès : la route est désormais bitumée et des ponts ont été construits, alors que j'avais gardé le souvenir de gués difficiles dans de larges rivières. Mais on pouvait à l'époque aller directement de Kefa à Oecussi (39 km) en franchissant la frontière de Timor-est - simple frontière provinciale à l’époque - sans s'en apercevoir. Les choses ont bien changé : la frontière est devenue internationale et il faut désormais quatre contrôles pour quitter l'Indonésie au village de Napan et trois pour entrer à Timor-est au lieu-dit voisin de Bobometo: armée, police, santé, immigration, chacun inscrit consciencieusement mon nom sur un registre. Mon sang d'inspecteur bout devant ce gaspillage de ressources humaines, mais l'absence d'ordinateur rend toute rationalisation du travail illusoire.

La frontière franchie, je continue la descente vers la côte. A pied sous le soleil, car aucun véhicule ne se présente : la frontière a coupé le petit trafic local qui passait ici naguère et la route est déserte. Elle traverse tout de même quelques hameaux, visiblement très pauvres. Les gens saluent en portugais - je fais de même - mais parlent l'indonésien, ce qui facilite la communication. Un peu d'habitat récent en ciment, beaucoup de maisons en matériaux traditionnels (bambou et palmier), y compris ces maisons circulaires « lopo » avec un toit de chaume posé sur piliers, qui descend presque jusqu'au sol. Des maisons détruites, aussi.

Il fait de plus en plus chaud, mais une camionnette bondée arrive enfin, qui me descend jusqu'à Oecussi, que j'atteins après quatre heures de voyage. Beaucoup de maisons détruites attestent des violences et des massacres commis par les milices pro-indonésiennes en 1999. La plupart des habitants sont partis et vivent aujourd'hui à Kefa ou à Kupang, me dit-on.

Oecussi donne toujours cette impression de bout du monde, écrasé entre la mer et la montagne, qui m'avait tant plu en 1990. C'est le coup d’œil qui dut frapper les Portugais à leur arrivée, vers 1511. Quelques gros 4x4 blancs des Nations Unies, tout de même, sans lesquels les rues seraient vides. Sur la plage, je retrouve les trois vieux canons portugais du 16ème siècle, qui pointent leurs gueules inutiles vers la mer de Sawu. Mais l'inscription "vous êtes ici au Portugal", qui m'avait tant réjoui, semble avoir disparu. Des nouveautés par contre : un monument kitsch à souhait représentant un navigateur d'antan, sans doute un lieutenant d'Albuquerque. Et un plus petit monument à la mémoire de cinq soldats coréens (casques bleus, je présume), tués par une crue en 2003. Quelques édifices administratifs rénovés et flambants neuf, les noms des rues sont désormais portugais et le compound de l'ONU, préfabriqué et bardé de climatiseurs avec le drapeau bleu, est à peu près aussi incongru qu'un vaisseau martien. A part ça, la ville est aussi déserte que la dernière fois, ses maisons détruites envahies de végétation lui donnant un air de post-conflit mal éteint, comme aux Moluques. Sur l’ancien bureau du bupati d'Ambeno [2], l'inscription officielle a été effacée au burin mais elle est encore aisément lisible.

A la sortie de la ville, la prison indonésienne désaffectée n'a plus de toit et les herbes folles ont envahi les cellules et les miradors. Symbole dérisoire d'une histoire tragique. Un habitant me dit avec un peu de mélancolie : « Nous sommes indépendants depuis sept ans » (il en rajoute un peu : en réalité depuis 2002) « et nous sommes toujours aussi pauvres, nous n'avons pas progressé. »

Remontée en moto vers la frontière, sous une bonne pluie. L'officier d'immigration timorais, fatigué, est rentré chez lui vers treize heures mais, obligeant, il m'avait fait faire mes formalités d'entrée et de sortie ce matin, de sorte que je peux quitter le pays et retrouver l'Indonésie (quatre nouveaux contrôles). Passablement trempé, je retrouve Kefa vers 17 heures pour déjeuner et envoyer ces lignes.

Près de Kefamenanu (Timor)

Près de Kefamenanu (Timor)

L'homme de Koe (Timor, vers 1840) - moulage du Musée de l'homme, Paris

L'homme de Koe (Timor, vers 1840) - moulage du Musée de l'homme, Paris

Oecussi est un bout du monde mélancolique. En 1990, peu de gens en connaissaient l'existence. Aujourd'hui, l'enclave est mieux connue et les donateurs lui consacrent un peu de l'aide accordée à Timor-est. Mais le bilan est encore maigre et le prix a été lourd.

La côte nord de la grande île d'Alor (Alor besar)

La côte nord de la grande île d'Alor (Alor besar)

Trois jours à Alor

Alor appartient à l'arc nord des îles de la Sonde, à l'est de Flores et de l'archipel de Solor où j'avais chassé la baleine en juillet 1990. On y accède en un peu plus de seize heures de mer au départ de Kupang, à l'ouest de Timor. L’arrivée matinale est une belle récompense. Alor se compose de deux parties reliées par un isthme étroit et séparées par la baie dite de la perle, extrêmement échancrée, si étroite et profonde qu'elle ressemble à un lac de montagne. Cette structure en deux quasi-îles rappelle étonnamment Ambon, aux Moluques.

La petite île d'Alor (Alor kecil) vue du golfe de la perle
La petite île d'Alor (Alor kecil) vue du golfe de la perleLa petite île d'Alor (Alor kecil) vue du golfe de la perle

La petite île d'Alor (Alor kecil) vue du golfe de la perle

Le bateau, entouré de dauphins qui sautent, s’enfonce dans la baie entre deux parois abruptes, un vrai fjord tropical tapissé tantôt de forêt dense, tantôt de champs de maïs perchés au dessus de l’eau, presque verticaux. Les deux murailles vertes plongent dans l’eau sombre. Ici et là, un village et sa petite mosquée. Décor majestueux dans la lumière du matin. Enfin une agglomération plus importante marque le terme de la traversée : bienvenue à Kalabahi.

Kalabahi (vue aérienne)

Kalabahi (vue aérienne)

Malgré sa réputation d’inaccessibilité, Alor présente des abords avenants. En arrivant du sud, on serpente entre Pantar, la voisine volcanique de l’ouest, et plusieurs petites îles aux noms évocateurs : Pura, avec son volcan éteint de 1015 m, Ternate (éponyme de l’île-sultanat des Moluques du nord), Buaya ( = crocodile).

Pura, volcan éteint - Buaya, dont la forme évoque un crocodilePura, volcan éteint - Buaya, dont la forme évoque un crocodile

Pura, volcan éteint - Buaya, dont la forme évoque un crocodile

Si l’on arrive du nord à Batu Putih,  sur la mer de Banda, on longe une superbe côte de falaises blanches couvertes de jungle qui plongent dans la mer, comme Waipio à Hawaii, mais avec une petite mosquée en plus au bord de la plage. C’est un décor parfait d’île du Pacifique.

La côte nord de la petite île d'Alor (Alor kecil)
La côte nord de la petite île d'Alor (Alor kecil)

La côte nord de la petite île d'Alor (Alor kecil)

Kepa, vue du nord

Kepa, vue du nord

Plus petit et plus proche d’Alor, l’îlot de Kepa a été choisi par un ménage de Français pour ouvrir un club de plongée.

Petites îles de la SondePetites îles de la Sonde

Hébergement fort simple dans des huttes traditionnelles, sans eau courante ni électricité, mais accueil gentil (Cédric et Anne ont une fille de quatre ans, scolarisée à la maternelle la plus proche), cuisine saine et abondante à base de thon (on en trouve de 50 kg au marché), et ambiance de bourlingueurs : un Australien qui écume la région depuis 25 ans et a laissé une femme ou davantage dans chaque port, un Américain excentrique et riche qui arrive un soir dans un yacht étonnant, une sorte de brise-glaces taillé pour l’Antarctique. Il arrive de Nouvelle Guinée par les Moluques avec son équipage et me donne des nouvelles de Biak et de Banda.

Entre Kepa et la petite île d'AlorEntre Kepa et la petite île d'Alor
Entre Kepa et la petite île d'AlorEntre Kepa et la petite île d'Alor

Entre Kepa et la petite île d'Alor

Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)
Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)

Autour de Kepa (vues prises en mars 2016)

Même sans faire de véritable plongée, Kepa offre un décor sous-marin fort convenable. Le corail est beau sans plus (il est somptueux en plongée, me dit-on), mais la richesse en poissons à l’endroit où le récif s’abîme dans la fosse vaut les classiques du genre (Bunaken, Maumere, Banda). Des milliers de poissons de toutes formes et de toutes couleurs, des petits … et des moins petits. A sept heures du matin dans cette eau turquoise dominée par les volcans, c’est ce que l’est indonésien offre de plus extraordinaire au voyageur qui fait l’effort d’y aller, un spectacle de premier jour du monde.

Le reste de la journée est nettement plus austère pour qui veut voir beaucoup en très peu de temps.  La partie principale d’Alor est la plus montagneuse. Elle a longtemps été d'accès si difficile, faute de route, qu'une cinquantaine de langues locales y ont persisté dit-on, ce qui en fait un paradis pour ethnologues. Les missionnaires y sont arrivés plus récemment  et les coutumes ancestrales, à commencer par les guerres tribales, avaient encore cours avant 1945. La partie nord, malgré ses collines, est d'accès plus aisé. Comme c'est généralement le cas dans l'est indonésien, les routes sont étroites et de mauvaise qualité, les transports rares ou inexistants. La marche est possible quoique fatigante sur ces reliefs escarpés, elle permet de bien voir les villages et de parler aux gens. Dans la partie centrale, les distances sont telles qu’il faut recourir aux « panser » (sic – il s’agit de vieux 4x4 Toyota convertis en pick-ups pour transporter les passagers et le fret) ou à la moto-taxi. Cette dernière est une expérience complète, qui tient de la montagne russe : montées pétaradantes en première, le nez vers le ciel, puis plongées à 20 ou 30 %  dans les vallées. Très vite, la mer n’est plus qu’un souvenir et on se trouve dans les hautes terres noyées de pluie. La piste se transforme en ruisseau ou en lac de boue, il faut tirer, pousser, et s’arrêter dans les villages où le chauffeur connaît tout le monde pour se réchauffer et de sécher un peu.

L’habitat est hétérogène. Certains villages, qui ne sont pas les plus excentrés, ont conservé l’habitat traditionnel “lopo” habituel à Timor, ces huttes carrées ou circulaires à toit de chaume qui servent d’abri et de grenier, moins spectaculaires néanmoins que les remarquables tours de Sumba. Dans l’intérieur, l’habitat est très pauvre mais moins typique. Les bâtiments religieux et administratifs en tôle ondulée défigurent hélas les villages.

Pas de rizières inondées ici, un peu de riz pluvial, beaucoup de maïs et de manioc. La principale culture de rente est l’aleurite ou bancoulier des Moluques (Aleurites moluccana, en indonésien : kemiri), un arbre de la famille des euphorbiacées qui donne des noix oléagineuses, proches des noix de macadamia. Vendues localement 8 à 9 000 roupies le kilo (un peu moins de 1 dollar), elles sont exportées vers Java où leur huile (l’huile de Toung) est utilisée dans la cuisine, pour fabriquer des shampooings et cosmétiques ou comme enduit pour les planchers et la construction navale. De petits camions escaladent les routes là où il y en a pour collecter les précieuses noix de bancoul. Aperçu aussi quelques girofliers et l’on me dit que la vanille est cultivée dans plusieurs villages.

La chasse reste très pratiquée. Aperçu de nombreux villageois équipés d'arcs en bambou ou en bois et de longues flèches métalliques ou à pointes métalliques acérées ou en ardillon, les mêmes que jadis. Ils m'expliquent avec le sourire qu'ils chassent le cochon sauvage et, les jours de chance, le babiroussa. Mais, dans ces villages reculés et cette végétation dense, on ne peut s'empêcher de penser que les guerres entre tribus ne sont pas si anciennes  et qu'il ne doit pas faire bon recevoir de pareils projectiles ... Je ne peux en tout cas que me louer de la gentillesse des villageois au cours de ces longues marches.

Les missionnaires et l’éducation indonésienne aidant, les villageois sont aujourd’hui habillés « à l’occidentale » (très pauvrement toutefois). Ils ont coupé leur cheveux, perdant ainsi leur apparence farouche. Mais l’élément malais disparaît presque entièrement dans les villages de l’intérieur : les villageois ont la peau noire, le nez  épaté et les cheveux crépus. On se rend soudain compte qu’on a quitté l’Asie. Alor, plus que Timor, est le premier chaînon du monde mélanésien qui se poursuit à l’est, des Moluques (Ceram, Aru), en Nouvelle Guinée et en Nouvelle Calédonie. Les coutumes foncières, les masques de bois, les statuettes dignes du Quai Branly et les tambours de bronze en forme de calice le confirment : on a , tout simplement, changé de monde.

Les villages côtiers sont majoritairement musulmans. Dans l'intérieur, la proportion s'inverse et les villages protestants sont de loin les plus nombreux, au point que je n’ai plus vu de mosquée entre Mainang et Apui, dans la chaîne centrale. Chaque village semble homogène sur le plan religieux, mais l'imbrication est grande dans la partie nord et sur la côte, villages protestants et musulmans étant souvent distants de moins d'un kilomètre. Il existe quelques sectes protestantes réputées pour leur austérité et, dit-on, des villages animistes dans la chaîne centrale. Cette coexistence des religions ne semble pas poser de difficulté mais on imagine le potentiel de violence et de dévastation qui existerait ici si des provocateurs venaient à semer la discorde comme ce fut le cas à Célèbes-centre et aux Moluques.

Ces journées sont rudes et il fait nuit lorsque je regagne Kepa en pirogue à balanciers, au clair de lune. L’eau noire est traversée de poissons lumineux qui passent sous la coque à toute vitesse. Coucher dès vingt heures, dehors pour la fraîcheur, car le réveil est donné un peu avant cinq heures, avec l’écho assourdi d’un muezzin venu de l’autre rive.

 

Le détroit de Pantar, vu de KepaLe détroit de Pantar, vu de Kepa

Le détroit de Pantar, vu de Kepa

Un ferry quitte Kalabahi pour Kupang

Un ferry quitte Kalabahi pour Kupang

Le quatrième jour, après un dernier bain au milieu des poissons, il faut déjà partir. Le vieux ferry rouillé, avec ses poules, ses cochons et ses allures de camp de réfugiés ambulant, double Kepa, Pura, Pantar, et met le cap vers Kupang. Avec un peu plus de temps, j’aurais pu rentrer par le chemin des écoliers et rejoindre Larantuka, à l’est de Flores, en relâchant à Baranusa, Lewoleba, Waiwerang. Ou, mieux encore, continuer vers l’est, vers les Moluques et au delà : Wetar, Kisar, Babar, Tanimbar et la mer d’Arafura. Cela viendra un jour et je vous le raconterai. D’ici là, c’est plus prosaïquement un paquebot qui appareille demain pour Surabaya. Adieu, provisoire, aux plus belles îles du monde.

Autour d'AlorAutour d'AlorAutour d'Alor
Autour d'AlorAutour d'Alor

Autour d'Alor

NB : les photos ont été prises lors d'un deuxième séjour à Alor, en mars 2016 (voir journal).

Deux jours en mer

Le KM Bukit Siguntang de la compagnie nationale PELNI, qui arrivait de Papouasie en passant par les Moluques, est arrivé à Kupang avec six heures de retard vendredi soir (ou plutôt samedi, vers 0 h 15), de sorte que je suis tombé de sommeil en entrant enfin dans ma cabine après une longue attente.

La journée de samedi, en mer de Sawu, a été intéressante, car nous avons longé tout le temps la côte sud de Flores. C’est une côte sauvage, avec des falaises boisées qui plongent dans la mer, comme la côte sud de Sumbawa que j’avais vue d’avion en 2003. A bâbord, on aperçoit Sumba en fin de journée, mais de beaucoup plus loin, donc sans pouvoir bien observer l’île.

Vers dix-huit heures, le paquebot embouque le détroit de Sape, que j’avais traversé en 1990, avec de très forts courants. A tribord, Flores, à bâbord Sumbawa, devant nous sur la droite Komodo, bien visible et beaucoup plus aride [3]. La nuit tombe sur ces entrefaites et c’est au clair de lune que nous doublons Komodo, puis franchissons le détroit qui sépare Sumbawa du volcan de Sangeang.

Hier, dimanche, a été moins intéressant, car l’essentiel de la journée s’est passé en pleine mer. Quelques îles aperçues ici et là, puis Madura et Java en fin d’après-midi. Nombreuses barques de pêche, le soir surtout, de vraies coquilles de noix sur les flots à plusieurs miles de terre, qu’une minuscule lumière signale la nuit.

La vie à bord n’offre évidemment pas le luxe d’un bateau de croisière, mais c’est le grand confort comparé aux ferries indonésiens habituels. J’avais une cabine de première pour moi, alors qu’elles sont prévues pour deux, où j’ai pu dormir et lire. La sécurité est prise au sérieux et j’ai participé à un exercice de sécurité avec embarquement dans les chaloupes, lutte contre un feu fictif, etc. Mais le paquebot n’était pas même à moitie plein. Nous n’étions pas plus de dix passagers dans la salle à manger des premières et  des secondes (nourriture indonésienne saine et abondante mais monotone). Avec le transport aérien à bas prix, ces voyages en bateau n’ont plus guère de sens [4]. Je ne sais pas combien de temps les pouvoirs publics continueront à subventionner des services aussi déficitaires.

Arrivé dimanche à 23 h 15 à Surabaya, après presque quarante-sept heures de mer. Il me reste deux petites journées pour une visite rapide de l’île de Madura, avant de reprendre l’avion pour Paris.


[1] : rappel historique : l’île de Timor, à l’est des îles de la Sonde et au nord de l’Australie, fut « découverte » par les Portugais vers 1511. Elle fut l’objet, du 16ème au 19ème  siècle, d’une rivalité entre Portugais et Hollandais, qui s’y implantèrent progressivement tantôt en s’alliant avec des royaumes locaux, tantôt en combattant ceux-ci. Des traités conclus en 1859, 1904 et 1916 partagèrent officiellement l’île entre les deux empires coloniaux : la partie occidentale (capitale : Kupang) faisait partie des Indes néerlandaises. La partie orientale (capitale : Dili), l’enclave d’Oecussi (sur la côte nord, siège du premier comptoir portugais) et l’île d’Atauro revenaient au Portugal. En 1949, Timor-ouest fut intégré à l’Indonésie (province de Nusa Tenggara Timur), Timor-est demeurant colonie portugaise. En 1975, le Portugal  devenu démocratique se retira de Timor-est. Après quelques mois de rivalité entre pro- et anti-indépendantistes, l’Indonésie annexa militairement Timor-est, qui devint la vingt-septième province du pays. Une guérilla indépendantiste perdura dans une partie de la province. Après la chute du Président Suharto (1998), l’Indonésie finit par accepter la tenue d’un référendum d’autodétermination sous l’égide des Nations Unies. La population se prononça à 78,5 % pour l’indépendance (août 1999), mais ce vote fut suivi de graves violences, commises par des milices anti-indépendantistes soutenues par l’armée indonésienne. A l’issue d’une intervention militaire internationale et d’une administration transitoire par les Nations Unies, la République démocratique de Timor-est est devenue indépendante le 20 mai 2002. Les frontières coloniales ayant été respectées, le pays se compose toujours de la moitié orientale de l’île, de l’enclave d’Oecussi et de l’île d’Atauro. Pour se rendre de Dili à Oecussi, il faut prendre le bateau ou traverser le territoire indonésien sur quelques dizaines de kilomètres (ce que j’ai fait).

[2] : le bupati est le fonctionnaire territorial indonésien à la tête d’une régence (« kabupaten »), subdivision provinciale. A l’époque indonésienne (1975-1999), l’enclave d’Oecussi était connue comme la régence d’Ambeno, qui faisait partie de la province de Timor-est.

[3] : l’île de Komodo et les petites îles voisines de Padar et de Rinca, dans le détroit de Sape, sont célèbres pour leurs varans (varanus komodoensis, en indonésien : ora), qui attirent de nombreux visiteurs. J’avais visité Komodo en 1990.

[4] : j’ai néanmoins emprunté la voie maritime cette année, les compagnies aériennes indonésiennes étant inscrites depuis 2007 sur la liste noire de l’Union européenne après une série d’accidents.

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