Les îles Aru et les îles Kei
Article paru dans la Géographie, revue trimestrielle de la Société de Géographie, n° 1513, juin 2004, pp 76-83
Les îles Aru
Par 134° est et 6° sud, au nord de la mer d’Arafura, les îles Aru forment le groupe le plus oriental des Moluques [1]. Leur rattachement à la province a d’ailleurs peu de sens, géographiquement parlant. Des fosses marines de plus de 3 600 m les séparent des Kei, leurs voisines de l’ouest. Au nord-est, au contraire, la Papouasie n’est qu’à 110 km avec des fonds n’excédant pas 75 m. Géologiquement, on n’y trouve ni les volcans ni les montagnes des deux arcs concentriques qui forment les Moluques. C’est une terre basse, marécageuse, ceinte de mangroves, guère plus qu’un extumescence émergée du plateau continental papou. Jusqu’à la fonte des glaciers du quaternaire, on passait à pieds secs d’Australie en Papouasie et à Aru : ainsi sont venus les plantes, les oiseaux, y compris le fameux oiseau de paradis, et les hommes.
[1] : les îles Aru font partie de la province indonésienne des Moluques (Maluku). Jusqu’en 2003, elles appartenaient à la régence des Moluques du sud-est (Kabupaten Maluku Tenggara, chef-lieu : Tual). Répondant à une demande locale ancienne, alimentée par le sentiment d’une suprématie excessive des habitants des Kei, les îles Aru ont été érigées en régence de plein exercice par une décision du Parlement indonésien du 20 novembre 2003. Un régent provisoire était attendu en janvier 2004. Les Aru sont divisées en trois canton (kecamatan) : Aru nord (chef-lieu : Dobo, sur l’île de Wamar), Aru centre (chef-lieu : Benjina, sur l’île de Kobroor), et Aru sud (chef-lieu : Jerol, sur l’île de Trangan).
Etrange archipel de 8 563 km² composé qu’une quasi-île centrale (Tanah Besar c’est-à-dire la grande terre) formée en réalité de six grandes îles séparées par des bras de mer si étroits qu’on dirait des rivières, et quatre-vingt îles périphériques. Guère de routes : le bateau est le seul moyen de transport pratique. Il peut réserver des surprises même près de terre, quand les vagues se creusent ou quand le brouillard donne l’impression d’être égaré au milieu de nulle part. Mais la navigation s’impose car la marche sur la grande terre devient très vite une épreuve sur des sentiers glissants, sur des sols spongieux, dans une forêt dense et une moiteur de sauna … Les Aru reçoivent 2 180 mm de pluie par an, pour l’essentiel de décembre à avril.
Cette terre, peu avenante somme toute, aurait pu rester longtemps l’apanage de ses tribus mélanésiennes et de leurs luttes intestines. L’histoire en a décidé autrement. L’une des îles périphériques, Wamar, comporte un tout petit cap avec de l’eau douce, un bon ancrage et des vents marins suffisants pour écarter en partie les moustiques paludéens. Ainsi naquit Dobo qui devint au 16ème siècle l’avant-poste commercial le plus à l’est des Indes orientales. Alors que l’anthropophagie interdisait les rivages de la Nouvelle Guinée, les marins Bugis et Makassar venus des Célèbes, bientôt suivis par les Chinois, prirent l’habitude de venir commercer chaque année, avec la mousson, réparant à chaque fois leurs demeures de bois. De puissance occupante, point : les Portugais n’avaient laissé que les ruines d’un petit fortin sur Wokam. Carstenz avait pris possession des Aru en 1623, un lieutenant de marine hollandais les visita en 1820, mais le premier résident hollandais n’arriva qu’en 1874. Lorsque Wallace, le célèbre naturaliste, visita les îles en 1857, Dobo était un comptoir non gouverné mais prospère où les parures d’oiseaux, les perles, les carapaces de tortues et autres produits de la mer s’échangeaient contre des étoffes, du tabac, de la porcelaine et de l’alcool (arak et cognac).
Les brassages de population se sont fortement accélérés au siècle dernier de sorte que cet archipel périphérique est aujourd’hui étonnamment cosmopolite pour ses 60 000 habitants : les Mélanésiens d’origine semblent presque perdus parmi les Tanimbarais (très nombreux), les natifs de Babar, Leti, Kisar, les Bugis, les transmigrants javanais, les Minang et, bien sûr, les Chinois (plus de 5 000) dont la prépondérance commerciale est écrasante. Aucune tension n’est perceptible entre chrétiens – 30 000 protestants, 6 000 catholiques – le catholicisme n’a été autorisé qu’en 1930) et musulmans (20 000) : on passe d’un quartier ou d’un village à l’autre sans crainte. Des affrontements entre jeunes protestants et musulmans ont bien eu lieu à Dobo du 13 au 17 janvier 1999, suite aux premières émeutes à Ambon. Mais ils n’ont causé qu’une vingtaine de morts et n’ont pas engendré la ségrégation spatiale que l’on observe aujourd’hui dans la capitale provinciale. Le calme a été rétabli avec l’arrivée d’un renfort de police anti-émeutes et n’a plus été troublé depuis.
Wamar et les villages de Wokam qui lui font face sont assez largement défrichés : plantations de cocotier (pour le copra), palmiers sago (base de la nourriture locale), manioc, fruits et légumes permettent une alimentation équilibrée. La pêche artisanale est active, ainsi que la collecte des trepang, ces holothuries appréciées des Chinois. Dès que l’on s’éloigne de Dobo, une nature plus intacte reprend le dessus, avec mangrove à palétuviers sur les côtes et forêt dense à l’intérieur. Le bois est exploité industriellement, par l’entrepreneur Bob Hasan notamment. Cette forêt est toutefois parsemée, à proximité des villages, par des clairières d’essartage plantées en manioc, protégées par des clôtures de bois contre les incursions des cochons sauvages.
Plus au sud, à proximité de Benjina, se trouvent deux grosses installations industrielles implantées il y a un peu plus de vingt ans : une entreprise perlière nippo-indonésienne à Fatujuring (les Japonais avaient développé la culture perlière, y compris de la perle noire concurrente de celle de Tahiti, avant l’invasion de 1942 ; une vingtaine d’entreprises perlières artisanales sont par ailleurs contrôlées par des entrepreneurs chinois) ; et une grande pêcherie, que l’auteur de ces lignes a pu visiter. Une flottille de chalutiers mangés par la rouille va pêcher poissons (thons et maquereaux) et crevettes dans toute la mer d’Arafura, de la côte papoue jusqu’aux confins australiens (zone parfois exploitée illégalement par des navires taïwanais et chinois). Le poisson est congelé sur place et conditionné pour l’exportation dans des installations bien amorties, mais qui tournent à plein rendement. L’entreprise (groupe Jayanthi, plus connue sous le sigle D.G.S.) possède tout : l’usine, la flottille, les docks de réparation, des logements, des écoles et même une petite piste d’aviation cimentée, à vrai dire en médiocre état. On est sur ses terres et le visiteur non invité est nourri, logé, mais fermement flanqué d’un garde de sécurité et interdit de photographier : on craint les journalistes. Les deux mille travailleurs ont été amenés avec leurs familles et constituent une petite ville, vrai concentré d’Indonésie. L’énumération recommence : Kei, Tanimbar, Babar, Timor, Célèbes, Java, quelques Papous. Ici aussi, une harmonie apparente prévaut entre les communautés, même si celles-ci se logent par régions d’origine. L’ordre est assuré par l’entreprise, il est vrai.
Les lieux cités jusqu’ici sont proches (50 km) de Dobo et relativement accessibles au voyageur qui dispose d’un peu de temps [2]. Dobo est en effet desservie trois fois par semaines par des avions de vingt places de Merpati Nusantara Airlines. Attention toutefois : les réservations, tenues sur un cahier d’écolier, ne peuvent être prises que sur place et les listes d’attente sont longues. Les transports de masse sont assurés par les paquebots de la compagnie nationale Pelni et par des cargos venus de Surabaya. Dobo est ainsi reliée à Tual (îles Kei), à Saumlaki (Tanimbar) et aux ports de Papouasie occidentale. D’une des îles Aru à l’autre, les transports sont assurés par des canoës motorisés, des barcasses pontées et des canots automobiles, légères coques de fibre de verre propulsées à toute vitesse par 115 chevaux hors bord. Pour se loger, un hôtel décent et quelques auberges rudimentaires à Dobo ; c’est tout.
[2] : les restrictions qui interdisaient aux étrangers de se rendre aux Moluques en raison des troubles à Ambon (1998 – 2002) ont été levées, en fait sinon en droit, en 2003. Aucun contrôle particulier n’est plus effectué au port ou à l’aéroport d’Ambon.
Au-delà, c’est-à-dire pour 95 % de l’archipel, c’est une autre histoire. Les embarcations font le plus souvent défaut. Il faut alors louer un bateau de taille suffisante et du personnel, prévoir matériel et provisions, y consacrer des semaines et un budget en conséquence. C’est le cas, par exemple, pour la réserve naturelle située au sud-est de l’archipel, où l’oiseau de paradis, bien qu’en voie de disparition, peut encore être observé, de même que le cacatoès. C’est le domaine des explorateurs et des missions scientifiques plus que celui des touristes, même des touristes d’aventure.
Les îles Kei
Séparant plus ou moins les mers de Banda et d’Arafura, au sud de la Nouvelle Guinée, les îles Kei font partie de l’ « arc extérieur » des Moluques : un chapelet d’îles calcaires et coralliennes qui part de Buru, se prolonge par Seram et Ambon, puis les Gorong et les Watubela. Après les Kei, cet arc se poursuit par les Tanimbar, Babar, Leti et Kisar avant de se prolonger dans les îles de la Sonde par Timor et au-delà. Cet arc se distingue de l’ « arc intérieur », qui lui est concentrique mais constitue une succession de volcans : Banda, Damar, Wetar et au-delà vers Florès, Sumbawa, Bali et Java.
Les Kei sont au nombre de 287 y compris, à la périphérie, une poussière de petites îles boisées perchées sur des soubassements de corail, de vraies îles à Robinsons. L’approche aérienne par le nord-ouest, en venant d’Ambon, est un spectacle de premier ordre, au point qu’il est souhaitable de pouvoir l’observer du cockpit : les ceintures coralliennes présentent toutes les nuances du turquoise et de l’émeraude tranchant avec le bleu sombre de la mer de Banda.
Trois îles principales forment le cœur de cet archipel : deux d’entre elles, proches au point qu’elles sont reliées par un pont, forment la « petite Kei » [3]. A l’est du détroit de Nerong, la « grande Kei »[4] s’étend tout en longueur : 90 km de long, pour une largeur comprise entre 3 et 10 km. Bien qu’appartenant au même arc géologique, les deux Kei sont dissemblables au possible : la petite Kei est basse, légèrement ondulée et échancrée de profondes baies. Elle est de ce fait facile à parcourir et sillonnée de nombreuses routes, en plus ou moins bon état. La grande Kei, au contraire, constitue une barrière rocheuse à pic, dont la ligne de crête oscille entre 200 et 600 mètres d’altitude. C’est donc une véritable barrière qui n’est traversée que par quelques routes présentant de fortes déclivités : par temps de pluie, il faut lester les voitures avec des quartiers de roche pour augmenter l’adhérence des roues. La grande Kei est à ce point difficile à traverser que la plupart des liaisons se font par cabotage en canot à moteur, quand l’état de la mer le permet : la mousson de l’ouest rend en effet les côtes ouest agitées et dangereuses. Six mois plus tard, la mousson de l’est produit le même effet sur le côté opposé.
[3] : la petite Kei (Kei Kecil en indonésien, Klein Kei en néerlandais), est constituée de deux îles : Nuhuroa, la plus grande, et Dullah.
[4] : la grande Kei (Kai Besar en indonésien, Groot Kei en néerlandais) est également connue sous le nom de Nuhu Yut. L’île comporte, du nord au sud, trois cantons. Le village musulman d’Elat, sur la partie centrale de la côte ouest, fait figure d’agglomération principale. Des bateaux quotidiens au moins le relient en effet à la petite Kei (Langgur).
Par la faune et par la flore, les Kei appartiennent à la « Wallacea » [5]: végétation hybride entre les deux zones, nombreux oiseaux et insectes, nombreuses espèces de lézards mais peu de mammifères hormis ceux apportés par l’homme, le porc sauvage en particulier. La forêt primaire a disparu de la petite Kei, victime de l’essartage. Elle subsiste encore à certains endroits de la grande Kei (relief accidenté et faible peuplement aidant) mais la forêt secondaire prédomine, qui combine espèces autochtones – traditionnellement utilisées pour la construction navale – et espèces utilitaires importées : cocotiers, palmiers sago, bananiers. De nombreuses clairières d’essartage sont plantées en maïs (surtout sur la petite Kei). La riziculture est en revanche quasiment absente
[5] : ensemble des îles délimitées à l’ouest par les détroits de Lombok et de Makassar et à l’est par la Nouvelle Guinée. Ainsi nommée en l’honneur du naturaliste A.R. Wallace, qui les visita vers 1850 et les décrivit comme une zone de transition entre l’Asie proprement dite et le monde australo-mélanésien.
La population, qui dépasse aujourd’hui 100 000 habitants, est fortement concentrée sur la petite Kei et plus particulièrement dans la capitale, Tual [6], qui fait figure de grande ville à l’échelle des Moluques du sud-est. Beaucoup plus clairsemée, la grande Kei a aussi une population plus autochtone avec des caractéristiques mélanésiennes beaucoup plus marquées. Les villages de Banda Eli et Banda Elat font exception : c’est là qu’ont trouvé refuge quelque 1 700 habitants de Banda lors du grand massacre perpétré par les Hollandais en 1621.
[6] : la capitale administrative est la double ville de Langgur (sur Nuhuroa) / Tual (sur Dullah). Le port est à Tual, l’aéroport civil et militaire de Dumatuban, construit sous l’occupation japonaise, est situé à Langgur.
Les deux principales ressources économiques sont l’agriculture et la pêche. L’élevage se réduit aux chèvres, aux porcs et aux volailles en l’absence de bœufs, de buffles et de chevaux. La pêche artisanale se pratique sur tout le pourtour des îles, soit à pied, soit à partir de canots, soit sur des plateformes posées sur un canot central muni de balanciers. Elle est toutefois sujette aux perturbations de la mousson, de sorte que le poisson, principale source de protéines des îles, peut être localement rare et cher [7]. La petite Kei est dotée d’une conserverie industrielle de poisson (à Ngadi, dans l’île de Dullah). Une flottille de chalutiers thaïlandais est actuellement basée à Tual.
[7] : pour fixer les idées, une assiette de riz avec un morceau de poisson ou un œuf, plats les plus courants, coûte 5 000 roupies indonésiennes, soit un peu moins de 60 cents américains [prix et taux de change de janvier 2004, NdR]. Une assiette de riz avec un peu de poulet coûte trois fois plus cher. La viande de bœuf est introuvable.
Le tourisme, qui pourrait représenter une source de revenus majeure car les plages sont superbes, n’a jamais été très développé en raison d’un accès malaisé : le voyageur doit en premier lieu se rendre à Ambon, ce qui suppose déjà un ou deux vols intérieurs indonésiens. De là, il doit trouver une place sur l’un des petits appareils de la Merpati Nusantara Airlines ou de Bali Air, compagnies qui ne prennent des réservations que sur place. Le voyageur qui n’a pu trouver de place sur ces petits avions, doit se rabattre sur les navires de la compagnie nationale Pelni, qui desservent Tual sur le chemin de la Papouasie, ou sur les cargos « pionniers » qui desservent toutes les Moluques du sud-est [8]. Autant dire qu’un voyage aux Kei demande du temps et un peu d’organisation.
[8] : « Moluques du sud-est » est entendu ici au sens générique, qui coïncidait jusqu’en 1999 avec la régence du même nom (Kabupaten Maluku Tenggara). Ces îles étaient connues jadis comme « les Moluques du sud » mais on tété rebaptisées « du sud-est » après l’échec de la République sécessionniste des Moluques du sud (RMS) en 1950. La régence a été amputée successivement des îles Tanimbar, Babar, Leti, etc. puis des îles Aru qui ont été érigées en régences de plein exercice. La régence des Moluques du sud-est se réduit désormais aux Kei.
Le petit flux de touristes s’est à peu près tari en raison des graves émeutes interreligieuses qui ont ensanglanté Ambon de 1998 à 2002 : le principal point d’accès aux Kei étant fermé, et la province dans son ensemble étant interdite aux étrangers, les touristes ont cessé de venir et le mouvement n’a repris que très timidement en 2003 [9]. Pourtant, les notables locaux font valoir que la paix religieuse a très vite été rétablie aux Kei : les émeutes n’ont duré que quelques jours, début 1999, et n’ont pas entraîné de déplacements de population. Les chrétiens, catholiques et protestants, sont fortement majoritaires aux Kei. La forte présence catholique (35 % de la population) se traduit par des grottes de Lourdes en ciment dans presque tous les villages. Quelques zones sont fortement islamisées (nord et sud-est de la petite Kei, centre de la côte ouest de la grande Kei).
[9] : le flux touristique est plus important vers Banda, plus proche d’Ambon et plus connue. Banda n’est actuellement [2004] desservie que par voie maritime et par des vols à la demande. Le dirigeant local, M. Des Alwi [1927 – 2010. NdR], s’efforce d’obtenir le rétablissement des vols réguliers.
Une contestation de nature politique a eu lieu à l’été 2003, lorsqu’une partie des élites locales s’est opposée à la prise de fonctions d’un nouveau régent (bupati) et de son adjoint. Cette résistance coutumière s’est manifestée par des « havear » (barrages routiers) et par la fermeture temporaire de l’aérodrome (automne 2003). L’affaire s’est finalement réglée de manière pacifique, le 20 novembre 2003.
Archipel du bout du monde, les Kei ont vite retrouvé la paix après la poussée de violence du début de 1999. Elles ne constituent en rien une communauté traumatisée, comme c’est le cas à Ambon. Il faut souhaiter que ces îles puissent recevoir davantage de moyens pour se développer et rompre leur isolement, et que la croissance démographique ne se traduise pas par la dégradation d’un environnement splendide mais déjà menacé.