L'instituteur

Publié le par Ding

Cambodge : démon, style du Bayon, fin 12ème ou début 13ème siècle, musée Guimet

Cambodge : démon, style du Bayon, fin 12ème ou début 13ème siècle, musée Guimet

Hanoi, le 19 juillet 1983

 

« Il n’y a plus d’aventuriers ! » déclare le baron de Clappique dans les Antimémoires 1. Si, pourtant, il n’en restait plus qu’un, ce serait à coup sûr Jean-Pierre, à l’ambassade de France à Hanoi.

1 : André Malraux, Antimémoires, IV, I (cette note et les suivantes ont été insérées en 2022).

 

Qu’on n’imagine pas, cependant, un matamore buriné aux allures de cow-boy, racontant ses exploits à qui veut l’entendre. Jean-Pierre, quarante ans, fait peu parler de lui. Petit, fluet, presque effacé, il enseigne dans la petite école de l’ambassade, qui compte une dizaine d’enfants. A table, « le maître » se tait le plus souvent, surveillant seulement Nounou, petit Eurasien de neuf ans qui est son fils. Il écoute et reste tranquille. Sauf …

Sauf quand, en petit comité, on le fait parler de sa vie, qui se confond depuis dix-neuf ans avec l’histoire de l’Indochine. Alors le regard s’allume, le visage s’empourpre, la voix s’enflamme et l’interlocuteur, bientôt tutoyé, est pris à témoin. On retrouve l’Indochine en guerre et on se rappelle que « dans cette partie du monde, on distingue mal l’éclatement des pétards de celui des grenades » (Malraux) 2.

2 : Antimémoires, loc. cit.

 

Le temple de Banteay Srei, Cambodge (photo Tripadvisor) ; Apasara dansantes, détail d'un fronton, Bayon, Angkor Thom (musée Guimet)Le temple de Banteay Srei, Cambodge (photo Tripadvisor) ; Apasara dansantes, détail d'un fronton, Bayon, Angkor Thom (musée Guimet)

Le temple de Banteay Srei, Cambodge (photo Tripadvisor) ; Apasara dansantes, détail d'un fronton, Bayon, Angkor Thom (musée Guimet)

A vingt ans, il partait en coopération au Cambodge. En plein bled, près de Battambang, dans des conditions précaires, il étudie l’Asie avec passion. Nourri de la Voie royale, il suit les traces de Claude Vannec (« Malraux a beaucoup enjolivé » précise-t-il) 3. Il évoque avec nostalgie ce Cambodge heureux et libre mais se rappelle les débuts de l’insurrection khmère rouge. Il est reçu à la cour de Sihanouk 4, si bien reçu qu’il devient sihanoukiste pour toujours. Et il profite du moindre congé pour errer à moto, au grand désespoir de ses supérieurs. Ses récits deviennent une litanie toponymique de ces contrées maintenant inaccessibles : Battambang et Kratié, Siem Reap et Angkor, Svay Rieng et Rattanakiri. Il déborde sur le Laos, dont il raconte la jungle et les tribus : Savannaket et les Boloven, Pakse et Attopeu. Il traverse la piste Ho Chi Minh à pied, grâce à l’aide de montagnards hostiles aux Vietnamiens. Un soir il passe à deux mètres d’un poste viet, une serviette sur la tête. Il n’est pas pris.

3 : Dans la Voie royale, roman d’André Malraux paru en 1930, Claude Vannec est l’un des deux protagonistes : jeune archéologue qui s’enfonce dans la jungle cambodgienne pour dérober des bas-reliefs de temples en compagnie d’un vieil aventurier. Malraux s’était livré en 1923 à une telle équipée au temple de Banteay Srey, proche d’Angkor, ce qui l’avait conduit devant les tribunaux.

 

4 : Dans les années 1960, Norodom Sihanouk était chef d’Etat sans le titre de roi car il avait abdiqué en 1955.

 

Les grands classiques : "Apocalypse Now" (Francis Ford Coppola, 1979),  "Good Morning Vietnam"(Barry Levinson), "Full Metal Jacket" (Stanley Kubrick), 1987
Les grands classiques : "Apocalypse Now" (Francis Ford Coppola, 1979),  "Good Morning Vietnam"(Barry Levinson), "Full Metal Jacket" (Stanley Kubrick), 1987
Les grands classiques : "Apocalypse Now" (Francis Ford Coppola, 1979),  "Good Morning Vietnam"(Barry Levinson), "Full Metal Jacket" (Stanley Kubrick), 1987

Les grands classiques : "Apocalypse Now" (Francis Ford Coppola, 1979), "Good Morning Vietnam"(Barry Levinson), "Full Metal Jacket" (Stanley Kubrick), 1987

Au Vietnam, les noms de lieux deviennent des noms de batailles : Khe Sanh, Ban Me Thuot 5 et bien d’autres. Il va de champ de bataille en base américaine, ramenant des kilomètres de pellicules que l’on croirait sortis d’Apocalypse Now6. Il arpente les hauts plateaux où le Vietcong 7, la faune et les tribus lui causent tour à tour de belles frayeurs. Il suit même les traces de Mayrena et découvre les descendants des Sedangs décrits par Malraux : le souvenir du roi blanc n’est pas encore éteint net il est bien accueilli 8. Trois mois plus tard, le village est écrasé sous les bombes. Excédés de ses escapades, les Sud-vietnamiens et les services culturels français l’expulsent du Vietnam. Il revient à Phnom Penh.

5 : La bataille de Khe Sanh opposa les forces américaines et sud-vietnamiennes à celles du Nord-Vietnam au premier semestre 1968, dans la province de Quang Tri, au nord de Hue. La bataille de Ban Me Thuot, sur les hauts plateaux du sud, marqua l’effondrement des forces sud-vietnamiennes en mars 1975, les forces américaines s’étant retirées après les accords de Paris du 27 janvier 1973.

 

6 : Film américain de Francis Ford Coppola (1979), grand classique de la guerre du Vietnam.

 

7 : Front national de libération (F.N.L.) du sud-Vietnam, souvent nommé Viet Cong (pour Viet Nam Cong San, « communistes Vietnamiens ») : force de guérilla communiste combattant au Sud-Vietnam pour renverser le régime de Saigon avec le soutien militaire du Nord-Vietnam.

 

8 : Marie-Charles David de Mayrena (1842 – 1890), aventurier français qui régna brièvement (1888 - 89) sous le nom de Marie Ier sur le royaume des Sedangs, une tribu des hauts plateaux du sud du Vietnam. Fasciné par le personnage, Malraux l’évoque longuement dans le Règne du malin (roman inachevé), la Voie Royale (Ière partie, I), puis dans les Antimémoires, loc. cit.

 

Les Khmers rouges entrent à Phnom Penh, 17 avril 1975 (photo herodote.net)

Les Khmers rouges entrent à Phnom Penh, 17 avril 1975 (photo herodote.net)

Sihanouk est en exil 9 et les Khmers rouges encerclent la ville. A la fin, il se rend tous les jours sur le front, avec les journalistes, et ramène des blessés. Tandis que les diplomates se bercent d’illusions, il découvre la vraie nature des Khmers rouges et l’horreur envahit ses récits. Quand Phnom Penh tombe, il vient de partir sur un petit avion. Tant mieux pour lui.

9 : En exil à Pékin, après avoir été déposé par le Général Lon Nol en 1970.

 

Saigon, les grilles du palais présidentiel, 30 avril 1975

Saigon, les grilles du palais présidentiel, 30 avril 1975

Saigon, huit jours plus tard, le 30 avril10. Il est juché, avec deux hallucinés de son espèce, sur un T 54 nord-vietnamien qui fonce vers le palais présidentiel. Nouvelles photos. Journée inouïe, inoubliable, mais aussi la dernière : la guerre est finie et avec elle sa collection d’histoires qui font rêver les jeunes de l’ambassade. Alors je reviens en arrière pour lui faire raconter de nouvelles histoires de cette guerre unique en son genre, de cette époque où l’on ne risquait que sa vie en parcourant librement l’Indochine.

10 : Phnom Penh est tombée le 17 avril 1975, Saigon le 30 avril. Treize jours plus tard en réalité.

Et Nounou, sur le canapé, dort déjà. Il y a quatre heures que son père raconte …

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